Éléphant bleu · #52/52

À l’aube de la plus grande avancée technologique imaginable, l’humanité forme un tout libéré des contraintes physiques. Reliés en pensée au Savoir commun, ces humains peuvent-il encore se rêver en individus ?


À travers la surface argentée de son masque, Il observait le soleil et les stries qui l’entouraient. Il avait peine à croire que les humains soient en passe de clôturer le plus grand chantier de tous les temps, celui qui allait capter l’énergie solaire directement à la source.

Fini de rêvasser. Il faut apprendre, lui intima-t-on par la pensée.

Il se reconnecta alors au Savoir, essayant d’y plonger avec toute la concentration dont il était capable. Chaque fois que quelqu’un, quelque part, comprenait, apprenait, s’instruisait, évoluait… c’était la connaissance de l’humanité tout entière qui s’enrichissait.

Il ferma les yeux et sentit son esprit rejoindre ses semblables, son cerveau augmenter son activité pour être sollicité par la communauté. Cet état ne l’empêchait pas de circuler dans son environnement, pourvu qu’il ne soit pas trop distrait. Il rouvrit donc les yeux et plongea dans la foule d’humains qui le séparait de l’Arbre.

En chemin, Il passa sur le pont qui surplombait les rivages ancestraux du cours d’eau qui se trouvait là, jadis. Les machines drainaient le lit de l’ancien fleuve, en récoltaient la terre riche. Cet engrais serait transmis à d’autres machines, celles qui se chargeaient des cultures.

Il resta un temps à observer ce spectacle, celui des entités sans âme qui avaient libéré l’humain du labeur. Lui aurait aimé travailler. Il aurait aimé avoir des choses à faire, des choses à penser qui ne soient pas partagées avec vingt milliards d’autres « individus », comme on les évoque dans le Savoir. À quoi pourrait-il essayer de penser, tiens ? S’il pouvait y parvenir, quelle serait sa première pensée personnelle ?

Il réfléchit. Il imagina un éléphant bleu et cette idée le fit rire. À peine arrivée dans son esprit, elle lui valut un reproche général.

Fini de rêver ! L’excentricité parasite notre évolution. Apprenons.

Il n’était plus disposé à faire bénéficier de son cerveau au groupe. Il avait atteint l’autre rive et était parvenu jusqu’à l’Arbre.

C’était le seul arbre en ville. En fait, le plus proche se situait à trois-cents kilomètres de là. On avait fait aménager aux machines un espace tout autour de lui. Il devait mesurer trente mètres de haut, mais paraissait minuscule comparativement aux tours qui bordaient le parc.

On l’avait protégé pour le patrimoine et on l’avait cloné. Il l’aimait bien, il le trouvait relaxant. Il marcha dans la terre et s’assit au pied de l’Arbre.

Une fois installé, il ressentit une violente pulsion dans son esprit. La communauté avait repéré le nœud problématique dans le réseau. L’un d’entre eux se donnait de tout son être, et c’était lui. Il n’en pouvait plus.

Éléphant bleu, éléphant bleu, éléphant bleu, éléphant bleu… se força-t-il à penser, les sourcils froncés.

En plein sabotage, il y eut une étincelle. Il ouvrit les yeux. Il s’était passé quelque chose. Dans le réseau, dans le tumulte aux vingt milliards de nœuds, dans l’agacement généralisé de l’humanité connectée, quelqu’un, quelque part, avait ri.

*

Comme tous les distraits, comme tous les dissidents, Il fut sollicité pratiquement sans arrêt plusieurs jours durant. Son cerveau était devenu un point de passage obligé, un carrefour d’information de concentration de connaissance. C’est de cette façon que l’on remettait sur le droit chemin les penseurs trop individualistes. Il ne pouvait pas les blâmer, ayant lui-même participé à de telles actions par le passé.

Éreinté après trois journées complètes d’exploitation cérébrale totale, Il dormit douze heures, et seulement ensuite reprit peu à peu conscience de lui-même. Les mains tremblantes, dans son minuscule habitacle, il posa sur son nez le masque argenté qui lui permettait de regarder le soleil sans risquer la brûlure. La biosphère autour de l’étoile, source infinie d’énergie, était presque terminée. Il ne put s’empêcher de rêver à nouveau, et comme un animal fétiche l’éléphant bleu lui vint en tête.

Il chassa l’idée aussitôt. Il ne fallait pas y penser, non. La témérité pouvait lui coûter cher. En prison, ce n’était pas des séances de trois jours de pensée communautaire qui l’attendraient, mais des années à ne plus être qu’un cerveau enfermé dans un corps nourri par sondes, exploité comme une ressource.

Il devait s’exprimer sans penser, sans réfléchir. Des gens existaient, des gens que ses excentricités amusaient. Dans sa quête de solitude, Il n’était pas seul.

Aussi vite qu’il put, Il se remit au service du groupe. Inutile d’attirer l’attention.

*

La nouvelle tomba après quelques jours. Le chantier de la biosphère venait d’arriver à terme. L’humanité bénéficiait désormais de quatre-vingt-cinq pour cent de l’énergie dégagée par le soleil. L’aube d’une nouvelle ère illuminait l’horizon.

Il était au pied de l’Arbre quand la nouvelle avait émergé dans son esprit. Dans la chaleur du soir, il avait pris conscience avec tous les autres des possibilités infinies offertes par cette nouvelle.

Assis sur le sol, Il grattait la terre de ses mains sans réfléchir. C’est alors qu’il trouva une petite pierre, assez claire. Il l’épousseta. Elle était blanche et tenait dans le creux de la main. Il la serra entre ses doigts, se releva, et se faufila dans le flux de semblables qui inondait les rues.

Il lui fallait une zone sombre, une surface pas trop grande ni trop petite. La pensée existait dans son esprit, mais légère, « comme un murmure » aurait-on sûrement précisé à l’époque où les humains s’exprimaient encore oralement.

Il laissa le hasard guider ses pas jusqu’à l’endroit qui lui apparut comme le plus approprié, un mur de béton le long d’un grand escalier. Là, de sa pierre blanche, se concentrant pour ne pas penser une seule seconde, Il se laissa aller à tracer des motifs, d’instinct, sans réfléchir.

Il était connecté au Savoir et avait accès à toute la connaissance du monde de l’art, mais en ce moment, il ne sollicitait rien ni personne.

Rapidement, autour de lui, des semblables s’amassèrent. Il y eut bientôt autant de distraits que de personnes. Qui était-il ? que faisait-il ? Des traits apparaissaient et éveillaient, pour la première fois dans ces cerveaux, des questions auxquelles ils n’avaient pas de réponse.

Comme en écho dans un coin de son esprit, Il perçut la question :« Qui est-ce ? ». Il s’arrêta alors, recula. Il avait réussi, il était devenu quelqu’un au milieu de tous les autres. Un individu.

Quand les machines de police se frayèrent un chemin pour venir le chercher au pied de l’escalier, Il laissa derrière lui des dessins éphémères, exécutés sans talent particulier, mais qui avaient le mérite extraordinaire d’exister. Des hommes, des contours de ses mains, des éléphants. À des milliers d’années près, il avait reproduit les fresques des premiers des siens.

Menotté, prisonnier, Il réalisa que la connaissance de sa propre action s’étendait maintenant dans le Savoir, accessible à tous et en tout temps. Il n’avait pas de nom en ce monde où nul besoin d’appeler qui que ce soit n’existe. Il n’aurait jamais de nom, mais il avait été libre au moins une fois dans sa vie.


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