Avec son temps · #51/52

Quand un écologiste radical doit remettre sa santé entre les mains d’une des plus grandes sociétés de la planète, son monde s’écroule. Restera-t-il maître de lui-même malgré les impants qui longent sa colonne vertébrale ?


L’ambulance filait à toute allure, sirène hurlante, pneus crissant. Allongé à l’intérieur, bringuebalé de gauche à droite sur un brancard, le pantalon et la chemise en sang, Thomas ne pensait pas à la douleur, ou à sa survie. Il pensait au nombre de litres d’essence que cette saloperie d’engin allait consommer pour l’emmener à l’hôpital avaler les poisons de « Big Pharma ».

– On y est presque, monsieur, on y est presque, lui dit-on. Vous êtes encore avec moi ?

– Thomas approuva d’un signe du menton.

Sur tous les réseaux d’information, qu’ils soient journalistiques ou pas, la nouvelle avait commencé à circuler, plus ou moins déformée par ceux qui la propageaient : Thomas Sanders, le sulfureux et radical porte-parole de Planète Verte, avait été gravement blessé par les forces de l’ordre lors d’une intervention visant à les déloger, lui et d’autres militants, de la forêt qu’ils avaient assiégée. Des vidéos, étonnamment floues au vu des avancées technologiques récentes, accompagnaient les messages.

Dans la poche de Thomas, son téléphone se mit à sonner. Il voyait la lumière de l’écran semi-transparent contre le tissu imbibé de sang de son pantalon, il entendait la mélodie dans la cabine insonorisée, mais il ne sentait rien.

– P… pourquoi est-ce que je ne sens pas les vibrations ? demanda-t-il d’une voix faible, avant tout pour lui-même.

Il croisa le regard des deux personnes à ses côtés, des regards lourds de sens.

– Mais… je ne sens plus mes jambes ! Je n’arrive pas à les bouger ! Je ne sens plus mes jambes ! Je ne sens plus mes jambes !

Thomas se réveilla sous les caresses de Kim, sa petite amie, sur son avant-bras. Il l’avait reconnue avant même d’ouvrir les yeux. Allongé sur son lit d’hôpital, il sourit.

– Comment tu te sens ? se risqua-t-elle à demander.

– À part la douleur, ça va.

– Qu’est-ce qu’ils t’ont dit ?

– Ils ont dit que le type qui a tronçonné l’arbre avait pété sa chaîne sur un vieux clou figé à l’intérieur. Je l’ai reçue, éclatée, en plein dans le dos.

– Oh mon dieu… et tes jambes ?

– Ils n’ont pas encore voulu m’en parler.

– Merde…

Kim s’assit à côté du lit.

– Et la forêt ? demanda Thomas.

– Il n’en reste plus rien, ça y est…

– Fais chier.

– Gontrand va envoyer l’avocat de l’association, tu sais. Planète Verte ne va pas te laisser tomber sur ce coup-là. Ces salauds de flics vont payer !

– En fait, j’ai déjà vu l’avocat… Il est passé il y a une heure.

– Et alors ?

– Il m’a dit qu’on n’avait aucune chance d’obtenir la moindre réparation. Les bûcherons ne faisaient qu’obéir aux flics, et les flics appliquaient la loi. Nous, on était hors-la-loi.

– Mais… on ne peut pas au moins imputer une responsabilité aux personnes qui ont planté des clous dans les troncs d’arbres ?

– Non, on ne peut pas.

– Pourquoi ça ?

– Parce que c’est nous qui les avons plantés là, Kim. Il y a dix ans. Planète Verte avait fait ça pour que ça pète à la gueule de ces salauds. Et finalement…

Un médecin entra dans la chambre. Thomas l’interpella tout de suite :

– Doc, n’y allez pas par quatre chemins. J’aime pas qu’on tourne autour du pot.

Le vieux haussa les sourcils.

– Bonjour, déjà.

Thomas n’avait peut-être pas choisi la meilleure personne à enquiquiner.

– Puisque vous me le demandez, je vais être franc, monsieur Sanders. Si nous nous contentons de soigner vos blessures, vous ne marcherez plus jamais.

Kim ne put retenir sa surprise. Pour la première fois depuis des années, Thomas ne faisait plus le fier.

– Mais… il y a un « mais », hein docteur ?

– Il y a un « mais ». Nous participons à un programme de rééducation privé très particulier. Il est destiné exclusivement aux personnes ayant perdu l’usage de leurs membres inférieurs depuis moins de six mois.

– Ça pourrait être bon pour moi alors !

– Ça pourrait. Le programme consiste à vous rééduquer après vous avoir implanté trois puces à différents niveaux, le long de la colonne vertébrale. Le système apprend tout seul à interpréter correctement les signaux envoyés par votre cerveau à vos membres, au fur et à mesure des exercices et de la pratique quotidienne, grâce au machine learning.

– Et ça fonctionne ?

– On approche des nonante pour cent de réussite, monsieur Sanders.

– Mais c’est génial !

Thomas vit une lueur d’espoir dans les yeux de Kim, à ses côtés. Quelque chose les troubla cependant sur la tête du médecin, une forme de satisfaction que Thomas ne parvenait pas à expliquer.

– Il y a un problème ?

– Une personne normale dirait que non. Mais au vu de vos activités politiques, peut-être.

– Et qu’est-ce que je suis censé comprendre ?

– Cette rééducation assistée est financée par le groupe Dayton.

– Oh non… Ils pillent la moitié de l’Afrique pour collecter des minerais pour leurs systèmes électroniques ! Ils assèchent des nappes phréatiques pour leurs boissons de fast-food à la con !

– C’est vous qui voyez, monsieur Sanders. Mais tel que les choses se présentent, vous avez le choix entre boire du vin bio toute votre vie assis dans un fauteuil roulant, et y mettre de l’eau, dans votre vin, pour espérer marcher à nouveau.

*

Ce dont Thomas avait le plus eu peur, c’était de l’opération. Contre toute attente, elle avait duré une heure à peine, le chirurgien ayant utilisé des micro-instruments pour insérer dans son corps les minuscules implants.

En revanche, Thomas avait pensé que la rééducation en elle-même ne serait qu’une question de volonté, et il en avait, de la volonté. Grave erreur. Cramponné aux barres parallèles comme un vieux singe, la station debout à elle seule avait été un défi physique hors norme, et ce malgré un harnais le soulageant de son propre poids.

– Chaque jour, lui avait-on expliqué, nous réduisons la prise en charge de ton poids par le harnais. Il est de moins en moins utile, et tu dois faire de plus en plus d’efforts.

Des efforts, il en avait fourni à n’en plus pouvoir. C’était la première fois de toute sa vie où Thomas concentrait l’intégralité de son énergie physique et mentale sur lui-même, et rien d’autre.

Kim venait le voir tous les jours et admirait ses progrès. Elle lui donnait des nouvelles de Planète Verte, aussi, et il était toujours ravi de les apprendre.

Enfin vint le jour où Thomas put se déplacer seul en marchant, et même en trottinant quelques secondes. Il avait besoin d’encore beaucoup d’exercice, alterné avec de bonnes périodes de repos, mais il allait pouvoir rentrer chez lui tranquillement et ne revenir à l’hôpital que pour ses séances.

Ses amis les plus proches attendaient Thomas chez lui, prêts à célébrer son retour. Il passa là l’une des meilleures soirées de sa vie.

Le lendemain matin, Kim fut très claire en quittant l’appartement :

– Rééducation et repos, c’est compris ?

– Oui, chef.

Thomas ne réussit pas à dormir bien longtemps. Il avait passé trop de journées entières dans un lit, il avait besoin de bouger. Ses phases de repos, il devait les alterner avec des exercices… autant commencer par l’exercice. Thomas saisit son manteau et sortit pour une petite marche.

Quand elle rentra le soir, Kim retrouva son compagnon assis à la table de la cuisine, l’air désemparé.

– Tom ? Qu’est-ce qui se passe ?

– Tu ne devineras jamais où je suis allé aujourd’hui, chérie.

– Raconte.

– Au supermarché !

Kim avait l’air dégoûtée.

– Pardon ?

– Aujourd’hui, je suis allé au supermarché.

– Tu es sérieux, Thomas ? Qu’est-ce que tu foutais au supermarché ?

– Eh bien c’est ça, le truc. Je n’ai pas la moindre idée de ce que je suis allé foutre là. Je passais devant, j’étais sur le parking, là… et je suis rentré. J’ai vu les mamans acheter ces merdes à leurs gosses, j’ai vu les petits vieux acheter tout leur bordel à usage unique, j’ai vu les biscuits emballés un par un, puis les paquets de un emballés en paquets de deux, eux-mêmes…

– Mais tu as acheté quelque chose ?

– Non ! Faut pas déconner.

Kim put souffler.

– Tu m’as fait peur !

Elle passa à autre chose. Thomas réalisa alors qu’elle ne prenait pas la mesure de la situation.

Le lendemain, Thomas entama sa marche quotidienne un peu plus tard dans la journée. En fin de matinée, perdu dans ses pensées, il réalisa à quel point il avait faim. Quand il prit conscience de se trouver à moins de vingt mètres d’un fast-food, il n’en crut pas ses yeux.

– Qu’est-ce qu’il m’arrive, putain ? Je ne peux quand même pas…

Il fallait bien qu’il se l’avoue : cela sentait tellement bon !

Une part de lui hurlait dans sa tête. Il ne devait pas faire ça, non, sous aucun prétexte. L’autre part de lui avançait presque de manière automatique. Thomas marcha encore, entra dans le restaurant, commanda un menu au hasard.

– Thomas ? Ne me dis pas que tu es retourné au supermarché !

Kim retrouva son compagnon allongé par terre sur le ventre, bras le long du corps, au milieu du salon.

– J’ai fait pire que ça, bien pire. Si on était marié, tu demanderais le divorce sur le champ.

Il lui raconta et elle n’en crut pas ses oreilles.

– Thomas, c’est difficile pour moi de dire ça, mais je trouve que tu as beaucoup changé depuis ton séjour à l’hôpital. Il faut que tu arrêtes de déconner, maintenant ! Tu te rends compte de ce que tu as fait ?

– Je sais, je sais… c’est comme si je n’avais plus aucune volonté, que je m’en étais vidé, que je l’avais usée encore et encore pendant ma rééducation.

– La volonté est censée s’affûter, pas se détériorer.

– Écoute, de toute façon je ne pourrai rien faire d’aussi con demain. Je dois y retourner, à l’hôpital, pour mes séances d’exercices. Je n’aurai pas le temps de flâner dans je ne sais quel temple du capitalisme.

Cela fit beaucoup de bien à Thomas de rentrer dans l’hôpital en se disant qu’il n’allait pas y passer la nuit. Il retrouva l’équipe qui encadrait sa rééducation, effectua les exercices avec les kinésithérapeutes les uns après les autres, puis rencontra le médecin qui supervisait le programme pour quelques questions.

– Qu’est-ce que ça donne, la marche, Thomas ? Tu sens l’amélioration quotidienne ?

– Oh oui.

Il prit des notes.

– Et tu as l’impression que les implants interprètent de mieux en mieux tes intentions ?

Thomas allait répondre que non, mais il s’interrompit, bouche ouverte, avant même d’avoir prononcé une seule syllabe.

– Un problème ?

– Oh bordel…

– Thomas, qu’est-ce qui se passe ?

– C’est vous ! C’est de votre faute, vous m’avez piégé !

– Piégé ? De quoi parles-tu ?

– Vos implants, là, qui interprètent mes signaux, qui apprennent seuls grâce à l’IA… Ils n’auraient pas une sorte de volonté, par hasard ?

– De volonté ? mais tu es dingue ou quoi ?

Thomas frappa du plat de la main sur le bureau.

– Avant-hier, je suis allé jusque dans un supermarché. Moi, je suis allé dans un supermarché, docteur. Vous imaginez ? Ce serait comme voir Superman dans un magasin de kryptonite.

– Et alors ?

– Alors je n’avais rien à faire là ! et c’était un magasin de la chaîne Today ! Hier, je me promenais tranquillement, et sans que je ne m’en rende compte, me voilà qui rentre dans un fast-food ! un fast-food de la chaîne Enjoy !

– Où veux-tu en venir, Thomas.

– Enjoy et Today appartiennent à Dayton group, docteur. Vous travaillez avec eux, vous devez le savoir, non ?

– Mais je ne comprends toujours pas le…

Thomas se leva.

– Si d’une manière ou d’une autre la volonté des personnes implantées est altérée par Dayton pour qu’on consomme leurs produits… on va vous descendre.

Thomas claqua la porte en partant. Il fallait qu’il voie les dirigeants de Planète Verte.

*

Le mandat était arrivé en début de matinée, après des mois de procédure. Quand les policiers avaient débarqué au siège de Dayton pour saisir l’intégralité du code relatif aux implants vertébraux, Thomas était au premier rang parmi la foule amassée au pied de l’immeuble.

On avait penché un micro vers lui, et il n’avait pas hésité une seconde :

– Nous sommes présents pour assister à la chute d’un infâme empire peuplé de monstres prêts à tout pour augmenter leurs profits… même à influencer les personnes qu’ils prétendent aider !

Il fallut attendre une semaine pour que les experts rendent leur verdict. Thomas était au tribunal pour l’entendre. L’heure de la grande révélation avait enfin sonné. À la barre, le représentant du groupe d’expertise lut :

– Après examen scrupuleux du code qui nous a été transmis par les autorités, nous en sommes arrivés à la conclusion qui suit. Aucune instruction ne vise à modifier le comportement des patients en affaiblissant leur volonté, en les forçant à consommer un type de produit ou de service particulier. Il apparaît impossible que le système d’implants puisse faire preuve d’une forme de « volonté propre » ainsi que l’a exprimé le plaignant…

– Mensonge ! vous mentez ! vendu ! corrompu !

– Monsieur Sanders, reprenez-vous !

– Quoi, ils vous ont acheté, vous aussi, monsieur le juge ?

– Assez !

*

– Je peux savoir ce que tu fais là ? Tu n’as plus le droit de mettre un pied ici !

Thomas était retourné à l’hôpital quelques jours après le verdict. Le médecin ne l’avait pas accueilli à bras ouverts.

– Docteur, je n’en ai pas pour longtemps.

– Qu’est-ce que tu veux, Thomas ?

– Je ne dors plus. Je ne dors plus depuis le jugement. Malgré tout, il faut que je vous demande…

– Quoi ?

– Je n’irai plus en justice. Vous avez gagné. J’ai juste besoin de savoir… dites-le-moi, rien qu’à moi, dans la confidence… ces implants, ils ont une volonté propre, pas vrai ? Ils me font faire des choses, aller à certains endroits…

– Non, Thomas. Ils ne font rien de tout ça, vraiment.

– Mais alors le supermarché ? le fast-food où je vais plusieurs fois par mois maintenant ?

Le médecin haussa les épaules.

– Il faut croire que tu aimes ça.


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