D’une logique imparable · #46/52

L’Andromeda One est l’assistant parfait. Discret avec son mètre cinquante, attentif, empathique… ce robot comprend même l’humour des humains. Ses réseaux de neurones lui offrent des capacités logiques incomparables. Mais peut-on être trop logique ?


La foule était dense, étouffante. La salle était grande, mais face à la scène s’était regroupé tant de monde qu’on y jouait des coudes pour pouvoir lever un appareil photo ou un transmetteur. Pour filmer de haut, des drones survolaient les journalistes entassés sous eux, l’œil braqué sur les planches où allaient apparaître, d’un instant à l’autre, les cadres d’Andromeda.

Un rideau, une scène, des spots éblouissants. Des techniciens, micro-casque sur la tête, qui s’affairent en coulisses. Certaines choses ne changeraient probablement jamais, tant qu’il y aurait des gens pour leur donner vie. Stéphane desserra sa cravate. Il aurait voulu lire l’heure, mais sa montre était déchargée.

– Il est 20:08.

Nadia apparut à côté de lui. Elle ajusta son badge de CEO et fit changer la couleur de ses ongles plusieurs fois, incapable de se décider.

– Ça fait huit minutes de retard, tout de même.

– Relax, Stéphane. Les faire mousser ne peut pas nous faire de tort.

L’employé tremblait, nerveux.

– Stéphane, qu’est-ce qui se passe ?

– Rien.

Nadia mit les mains sur les hanches.

– C’est encore cette histoire de délai ?

– Oui ! avoua-t-il. Je persiste et signe : on présente le produit trop tôt.

– Mais le robot fonctionne très bien ! On l’a testé ce matin encore.

– Je pense qu’il reste quelques réglages à faire avant la commercialisation.

La voix de la CEO se fit plus sèche :

– Stéphane, des milliers de robots sont accroupis dans des caisses en carton partout dans le monde. Il y a des files devant les magasins, vous avez vu les images ? Les vendeurs n’attendent que notre début de discours pour ouvrir les portes. Alors on va bien se garder de donner du crédit à votre perfectionnisme maladif.

Le tremblement léger du parquet les fit se retourner. On apportait l’androïde dans sa caisse posée sur un diable. Deux techniciens poussaient le carton sur scène, encore à l’abri des regards sur cette portion.

– Une minute ! lança quelqu’un dans les coulisses.

Partout dans le monde, des vendeurs, des directeurs de magasin scrutaient sur le site d’Andromeda l’information qui allait se mettre à jour d’une seconde à l’autre, prêts en cette soirée exceptionnelle à voir leurs clients impatients se jeter sur le nombre limité d’appareils en vente.

– Trois, deux, un…

Nadia apparut en premier, le sourire éclatant, sur des dizaines de millions d’écrans à la fois à travers le monde. Sur les côtés, dans la salle, des portes s’ouvrirent sur des bras tendus, sur des hommes et des femmes qui se ruèrent sur les premiers androïdes avant même que la CEO, sur scène, n’ait prononcé le moindre mot, avant même que l’objet n’ait été révélé.

Il était trop tard pour reculer. Espérant de tout cœur avoir tort et être trop méfiant, Stéphane fit son apparition sur face au public après quelques minutes, quand Nadia appela le chef concepteur. Sa mine dubitative disparut derrière le masque serein et confiant que le milieu des affaires lui avait appris à forger et à porter.

– Andromeda One va changer nos vies, assura-t-il. Celle des universitaires qui ne devront plus garder d’enfant en bas âge au détriment de leurs soirées d’étude. Celle des techniciens de surface qui pourront choisir un métier qui leur plaît vraiment. Celle des business people débordés qui trouveront toujours chez eux le soir un habitat propre et un repas sur la table. Celle des parents inquiets pour leurs enfants restés seuls, et qui ne le seront jamais plus. Celle de nos aînés, à qui une présence portera toujours assistance. Car voilà ce qu’est l’Andromeda One : un assistant personnel. Votre assistant personnel.

Stéphane se tourna vers la caisse en carton, au milieu de la scène.

– Bertie ? appela-t-il.

Après une seconde de silence, deux mains mécaniques aux doigts plats surgirent de la boîte et en saisirent les bords. Le robot se redressa, révélant son anatomie grossièrement anthropomorphe au parterre de journalistes, qui le mitraillèrent. Il sortit de la boîte et marcha jusqu’à se positionner entre Stéphane et Nadia.

Le robot mesurait un mètre cinquante de haut environ. Son corps était plutôt polyédrique, mais il était savamment articulé, ce qui donnait à sa démarche et à ses gestes beaucoup de fluidité. Parvenir à ce résultat avait demandé un travail colossal. Le tronc était surmonté d’une tête ronde dont le visage lisse était un écran courbe, où s’affichaient deux yeux et une bouche pixelisés.

– Quatre cents moteurs. Trois kilomètres de câblage. Cent-cinquante capteurs. L’Andromeda One est un concentré de technologies. Les réseaux de neurones dont il est affublé lui permettent une fine compréhension des émotions humaines. Les petits voyants sur son plastron clignotent lorsqu’il est en plein apprentissage. Il comprend même l’humour !

Stéphane se tourna vers le robot une seconde fois.

– Bertie, comment te sens-tu aujourd’hui ?

Sur le visage-écran, la bouche pixelisée s’anima :

– Grâce à mes senseurs olfactifs.

Les journalistes éclatèrent de rire. Pas Stéphane. Sous la lumière des spots, il croisa le regard de Nadia, plein d’inquiétude et de colère.

*

– Je peux savoir ce que c’était que ce bordel ?

– On n’aurait pas dû écourter la présentation. Ils vont se douter de quelque chose, maintenant. Je vous avais dit que le robot n’était pas prêt !

Nadia et Stéphane s’étaient cloîtrés dans une loge, à l’abri des interrogations des journalistes à qui on avait promis une démonstration de fonctionnalités beaucoup plus longue.

– Se douter de quoi ?

– Nos androïdes font preuve de logique. Beaucoup trop de logique.

– Trop de logique ? On lui pose une question simple et il répond des conneries. Ces crétins ont cru à une blague, heureusement…

Elle souffla, mains sur les hanches, fit quelques pas dans la loge puis reprit :

– Vous l’avez reprogrammé depuis que je l’avais essayé ? Tout fonctionnait très bien.

– On n’a touché à rien, et Bertie ne raconte pas de conneries. Toutes ses réponses sont parfaitement correctes.

– Ah oui ? Appelle-le.

Un coup de fil au récepteur intégré au robot et deux minutes plus tard, Bertie débarquait. Nadia s’assit face à lui, sur un canapé rouge installé dans la loge.

– Que puis-je pour vous ? demanda l’assistant avec bienveillance.

– Bertie, commença-t-elle, comment vas-tu ?

– Où ça ?

Il y eut un bref silence, après quoi Nadia se tourna vers Stéphane.

– OK, je vois. Il fait ça tout le temps ?

En guise de réponse, Stéphane s’adressa directement au robot :

– Bertie, je devrais aller travailler en bus ou en train, demain ?

– Oui.

La CEO entra dans une colère folle.

– Qu’est-ce que c’est que ces conneries ? Qu’est-ce que vous avez foutu ? Comment tu as pu laisser passer ça, Stéphane ?

– J’avais prévenu tout le bureau, et on a refusé de comprendre…

– Mais tu aurais dû insister, bordel !

– Je ressens une pointe d’agressivité dans vos propos, intervint Bertie. Voulez-vous du thé ?

Nadia attrapa une chaise et l’éclata sur l’androïde en hurlant. Le visage-écran se couvrit d’interférences tandis que Bertie tentait de retrouver l’équilibre. Sur son thorax, les voyants clignotaient. Stéphane entreprit de la calmer.

– Arrête ça ! Il ne faudrait pas que les journalistes nous entendent…

– Fais-le sortir avant que je ne le démolisse…

– Non, s’il sort et qu’on le voit tout cabossé, ce sera pire.

Elle s’effondra dans le canapé. Une fois l’esprit clair, elle demanda :

– Qu’est-ce que tu conseillerais ?

– De rappeler tous les modèles.

– Tu es dingue ? On ne peut pas faire une mise à jour du système à distance ?

– Les robots seront inutilisables jusqu’à ce qu’on trouve une solution. Si on les rappelle en prétextant un problème mécanique, on perd de l’argent, mais on gagne le temps du retour pour chercher.

– Quel merdier…

Les ventes ne cessaient d’augmenter. Chaque minute passée sans prendre de décision signifiait des dizaines, voire des centaines de robots supplémentaires à récupérer. Les pertes allaient se compter en millions.

On frappa à la porte de la loge. Bertie, à la carrosserie défoncée, mais remis du choc, voulut ouvrir. Stéphane l’en empêcha.

– Oui ?

C’était l’un des employés chargés de l’organisation de l’évènement.

– Je suis venu vous rappeler que vous avez rendez-vous…

– Écoutez, dites aux journalistes d’attendre.

– Non, il s’agit du Premier ministre.

Stéphane se tourna vers Nadia.

– Je l’avais oublié, ce con.

– On ne pourra pas y aller sans Bertie, fit remarquer Stéphane.

Il dit encore à l’adresse de l’employé :

– Trouvez-moi quelques outils et des coques de remplacement pour le plastron et la partie temporale.

– Bien, monsieur.

*

Nœud papillon, costume bleu, souliers vernis. Le Premier ministre avait l’apparence exacte que l’on attendait de lui. Au milieu du petit salon aménagé dans les locaux de la salle de représentation, entouré de ses deux gardes du corps et de son photographe, le politicien accueillit chaudement Nadia, Stéphane et Bertie, à la façade fraîchement remise à neuf.

– Enchanté de vous rencontrer, Bertie.

– Moi de même, monsieur le Premier ministre.

Dans un imperceptible bruit mécanique, la main du robot serra celle de son hôte. Le photographe ne manqua pas d’immortaliser cet instant.

C’est bon, se dit Stéphane, tout s’est bien passé, il ne lui parlera plus, maintenant. Il croisa le regard de Nadia, et il vit qu’elle pensait la même chose. Le premier contact avait été positif, tout allait bien se passer. Ils allaient pouvoir discuter de l’intervention de robots Andromeda auprès des forces de police.

– Avant que nous ne discutions, dit poliment le politicien, voulez-vous du thé ?

La demande fut captée par les micros de Bertie. Transformée en information, elle percola dans ses algorithmes jusqu’à trouver la réponse appropriée.

Bertie attrapa la chaise vide la plus proche, et en moins d’une seconde l’abattit droit sur le Premier ministre qui s’écroula sur la table basse et s’ébouillanta avec le thé. Les gardes du corps détachèrent leurs matraques électriques de leur ceinture et neutralisèrent l’agresseur, qui s’écroula à son tour, les muscles artificiels agités de convulsions. Au moins, le système d’apprentissage fonctionnait correctement.


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