Déconnecté · #19/52

Après avoir provoqué un grave accident, un homme est condamné à un effacement total des données qui le concernent. Comment peut-on vivre déconnecté de tout ?

Tout s’était passé très vite.

J’avais pris une voiture partagée pour me rendre au cours de sport. J’étais pressé. Il pleuvait. Tout en roulant, comme tout le monde, j’avais commencé à lire les messages sur l’écran de la voiture. Il n’avait fallu qu’un regard trop appuyé, trop détaché de la route une seule seconde pour que tout bascule.

Était-ce la pluie qui avait empêché les capteurs de fonctionner ? La saleté sur la voiture ? Toujours était-il que dans un grand choc, je venais de renverser quelqu’un. J’avais ressenti la collision et vu la surface noire d’un manteau occulter mon pare-brise avant de s’échouer sur le côté. Il était trop tard.

J’étais descendu, le corps était déjà cinq mètres derrière moi, inanimé sur le sol. Les cinq mètres les plus longs de ma vie.

– Monsieur ? Monsieur ?

Mes mains sur sa veste. Sa veste pleine de sang. Le sang dans la pluie. La pluie sur mon visage.

– Monsieur !

Ça n’était plus ma voix mais celle du juge. Je m’étais repassé le film des évènements dans la tête encore une fois, mais j’étais bien là : debout dans mon costume trop grand, couvert de transpiration, mon avocat sur la droite, un juge attablé à son bureau de bois laqué en face.

– Monsieur, vous avez choisi de faire appel et demandé une audience devant un magistrat humain, est-ce exact ?

Je ne parvins pas à répondre. Mon avocat le fit pour moi.

– C’est exact, votre honneur.

– Hormis le fait que vous avez le droit de faire appel et que ces demandes sont toujours considérées, avez-vous une bonne raison de croire qu’un magistrat humain rendrait un verdict différent ?

– Votre honneur, mon client est sincèrement désolé pour les dommages corporels subis par monsieur Milonga, qui devra suivre une rééducation longue et difficile. Ceci étant dit, nous avons fait appel de la décision du magistriciel car la peine de trente jours de prison ferme nous semble déraisonnable, d’une part, et parce que nous pensons que le système de détection d’obstacles du véhicule emprunté par mon client ne lui a pas permis de freiner à temps. Je suis d’ailleurs étonné qu’aucun représentant du constructeur Vega ne soit présent ici aujourd’hui, car…

– J’ai ici le compte rendu du jugement rendu par le logiciel immatriculé JST-8388, coupa le juge. S’il a rendu son verdict, c’est que les données récoltées parlent d’elles-mêmes. Mais en guise de rappel…Votre client roulait en excès de vitesse. Système de freinage automatique ou pas, il reste le conducteur du véhicule et doit pouvoir le maîtriser à tout instant. Le constructeur n’est donc pas en cause ici, les détecteurs n’entravant pas la capacité de votre client à freiner lui-même. Je vois également qu’il a mis plus de cinq minutes à appeler les secours.

– Il était en état de choc ! Il a tenté de réveiller monsieur Milonga…

– Avez-vous quelque chose à ajouter, vous, monsieur ?

C’était cette fois à moi que le juge s’adressait. Le regard absent, je répondis :

– Je n’ai pas grand-chose à dire, votre honneur. J’ai eu tort de rouler trop vite.

– Vous étiez pressé, n’est-ce pas ? Je lis dans le rapport que votre calendrier hebdomadaire mentionnait un cours de sport.

– Oui, c’est exact.

– De plus, la boîte noire de la voiture indique que vous consultiez vos messages au moment de l’accident. Vous consultez souvent vos messages ?

– À vrai dire, presque tout le temps votre honneur, comme tout le monde.

– Il y a des moments où il faut pouvoir s’arrêter, semble-t-il !

Je baissai les yeux. Après un moment de silence, il ajouta :

– J’ai également un rapport de votre activité sociale sur le web.

– Mais enfin, cela ne regarde pas la cour ! protesta mon avocat.

– Attention, maître… prévint le magistrat. Je note que depuis l’accident, qui a eu lieu le mois dernier, votre client poursuivi une activité normale sur les réseaux, continuant à poster, liker, chatter, partager, et j’en passe… comme s’il ne s’était rien passé.

Je n’avais rien à dire pour ma défense. Mon avocat non plus, apparemment.

– En quelle année êtes-vous né, monsieur ? me demanda-t-il.

– 2038.

– Génération AA… dit le juge en haussant les sourcils. C’est presque de l’ordre du dédoublement de la personnalité que de poursuivre une vie sociale normale sur le net tout en déclarant dans votre appel que vous n’arrivez plus à fermer l’œil de la nuit.

– Sauf votre respect, votre honneur… commença mon avocat.

– Taisez-vous, maître. Monsieur… vous allez faire l’objet d’une déconnexion complète.

– Comment ?

Je n’arrivais pas à y croire. Ce n’était quand même pas comme si j’avais tué quelqu’un !

– À dater d’aujourd’hui, les autorités compétentes se chargeront d’éradiquer toute trace de votre présence sur quelque base de données que ce soit, hormis les registres nationaux. Vous vouliez une chance de repartir à zéro ? C’est chose faite. La suppression prend généralement un peu moins de vingt-quatre heures…

Le juge continua, mais je ne pouvais pas l’entendre. Tous mes comptes allaient être supprimés. Toute ma vie numérique… effacée, balayée.

Mon avocat finit par me donner une tape sur l’épaule au moment d’évacuer la salle.

– Je suis désolé, dit-il en rangeant dans sa poche intérieure son smartphone, qui n’avait pas quitté la table de toute la discussion. Nous connaissions les risques… Au moins, pas de prison ferme, mais je ne m’attendais pas à une telle sévérité.

– Qu’est-ce que je vais devenir ? demandais-je.

Je n’eus droit qu’à un regard compatissant pour toute réponse.

– Veuillez sortir par cette porte, monsieur, lança le juge, comme s’il ne pouvait s’empêcher de donner un dernier ordre avant de quitter définitivement la pièce.

Je m’exécutai.

*

Anonyme, déconnecté, je marchais dans la ville comme un fantôme. Sur les panneaux publicitaires, les annonces qui d’habitude scandaient mon nom à mon passage en reconnaissant la forme de mon visage se taisaient. Je réalisai rapidement à quel point ces interpellations allaient me manquer. Dire qu’avant je les trouvais insignifiantes, même agaçantes !

Je jetai un mouchoir dans une poubelle au coin d’une rue et patientai une seconde, attendant de pouvoir lire mon niveau de production de déchets sur l’écran. Rien ne vint.

Je voulus prendre le bus, mais je n’avais pas d’argent liquide. La reconnaissance faciale, incorporée à la double porte, ne fonctionna pas. Je rentrai chez moi à pied.

Je profitai du trajet pour sortir mon smartphone, et découvris la réalité rapide de la suppression de mes différents comptes, service après service. Le cœur battant, je remarquai que mon profil Fyle Messenger était encore ouvert, pour le moment. Je laissai donc un dernier message : « Condamné à vous quitter sur les réseaux. Ne m’oubliez pas. On se revoit bientôt. » Je cliquai sur envoyer.

J’éprouvai à l’envoi un sentiment de satisfaction immense. À mon grand désespoir, un petit symbole de sens interdit apparut très vite, accompagné de l’avertissement suivant : « Suite à une décision judiciaire, il nous est impossible de diffuser ce message. ». J’étais foutu.

Je n’étais pas au bout de mes peines. Arrivé chez moi, une fois encore, mon visage ne suffit pas à déverrouiller la porte. Je dus appeler mon concierge – une boîte domotique – qui appela un technicien – humain – qui mit une heure à venir m’ouvrir, et me donna une clé physique.

Enfermé chez moi, je tombai dans mon fauteuil, épuisé. Je voulus prendre une douche et dus même reparamétrer ma température favorite. Même chose pour celle des différents plateaux du frigo, à la cuisine. C’était en fait les comptes de tous mes appareils domestiques qui avaient été supprimés. Je le compris seulement le lendemain, quand je m’éveillai une heure en retard pour le travail, mon réveil n’ayant pas sonné.

C’est tout en expliquant la chose à mon patron ce matin-là que je réalisai à quel point nous étions hyperconnectés. Tous nos objets l’étaient. Je ne le pensais pas négativement, non. Je réalisai simplement à quel point ce jugement allait m’être pénible. Car non seulement mes comptes étaient maintenant réduits à néant, mais il allait m’être impossible d’en créer de nouveaux avant six mois. Si l’objectif était de m’empêcher de lire des messages au volant, c’était sûr, cela allait fonctionner. Je ne pourrais même plus démarrer une voiture.

Ce matin-là, je rentrai chez moi chômeur. Déprimé, je terminai la journée en regardant des vidéos sur internet, une des seules choses que je pouvais encore faire sur mon ordinateur sans avoir besoin d’être enregistré quelque part. Et encore, ce n’était qu’après avoir remis mon appareil à zéro et ordonné de le démarrer sans me connecter à un compte. Je devais seulement réinstaller tous mes programmes.

Tout en mangeant, je commençai à regarder les vidéos d’un homme qui avait décidé de vivre au plus proche de la nature, dans la rase campagne. Il avait tout abandonné pour mener volontairement une vie déconnectée, sur un grand terrain. Une vidéo après l’autre, il expliquait comment construire sa cabane et l’aménager, produire son électricité, récolter de l’eau et s’assurer de sa potabilité, élever des poules… Alors que tout cela me serait paru totalement dépourvu d’intérêt quelques jours auparavant, je l’écoutai ici avec patience et enthousiasme. Je regardai l’ensemble de ses productions jusqu’au bout de la nuit.

Le lendemain, je pris une décision. Tant qu’à vivre déconnecté, autant vivre bien. La ville n’était plus faite pour moi. Elle ne voulait plus de moi. En moins de deux jours, je passai de l’hyperconnexion condamnée par la justice à la planification mon exil à la campagne. Et mon agent de probation, celui à qui je devais régulièrement faire part de mes progrès dans l’abaissement de mon addiction aux réseaux ? Il irait bien se faire voir.

Dans les jours qui suivirent, je me mis à la recherche d’un terrain. Je dus pour cela acheter un vélo et quitter la ville pour rejoindre une auberge, où je louai une chambre quelques nuits. De là, je fis plusieurs allers-retours d’une bonne journée à chaque fois vers des zones campagnardes plus ou moins reculées. Limité dans ma zone d’exploration, je trouvai quelqu’un, par l’intermédiaire de l’aubergiste, qui accepta de me conduire en voiture beaucoup plus loin. Quelques heures plus tard, je sortais mon vélo du coffre pour explorer cette nouvelle région. Je finis par trouver un fermier qui vendait plusieurs prairies en bordure de rivière. La zone, légèrement pentue, arborée, me plaisait beaucoup. Une grange s’y trouvait déjà, ce qui m’éviterait de devoir construire une cabane moi-même.

Je téléphonai à mon banquier et à une agence immobilière. Mon appartement en pleine ville permettrait largement de financer l’achat de ce terrain. C’était parfait.

Je ne connaissais rien à la vie à la campagne, mais j’étais décidé à apprendre. J’entrevoyais ainsi un peu d’espoir, celui d’une nouvelle façon de vivre, harmonieuse. Isolée, certes, mais paisible.

*

– Et que fait-il, là ?

Mouchoir à la main, madame Milonga retenait ses sanglots derrière la vitre. De l’autre côté, le corps de l’homme qui avait tué son mari était enfermé dans sa coquille de plexiglas, électrodes sur la tête. À sa gauche, à sa droite, d’autres personnes étaient enfermées de la même manière. Il y en avait à perte de vue. La dame et quelques autres personnes – le juge, l’avocat – étaient dans une cabine pivotante au milieu de la prison. L’écho de leurs voix retentissait dans le bâtiment immense.

– Là, dit le juge, il est en léthargie. Il rêve d’être en vie, dépense son argent, interagit avec son environnement…

– Ça veut dire qu’il est heureux ?

– D’une certaine manière.

– Je ne veux pas qu’il soit heureux, dit-elle en retenant un sanglot.

– Il est heureux pour que son mental n’affecte pas sa santé. C’est ça qui compte. Pour l’avenir de votre fille, vous vous souvenez ?

Madame Milonga prit une grande inspiration pour retrouver son calme. Dans sa réalité virtuelle, ce meurtrier inconscient était peut-être heureux, persuadé de n’avoir tué personne… mais dans la réalité, la vraie, la rareté de son groupe sanguin en faisait un réservoir à organes idéal. Si un jour la santé de sa fille devait se dégrader, ce qui arriverait très certainement dans les dix prochaines années, le donneur était tout trouvé. Son maintien en léthargie était financé par ses propres comptes et la vente de son appartement. Une aubaine.

Après un dernier regard sur le corps léthargique du meurtrier, sur le sourire qui commençait à apparaître sur son visage, la veuve demanda à quitter la pièce. Dans le reflet de la vitre, avant de sortir, elle vit l’avocat et le juge ranger leur smartphone.


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