Mauvaises ondes · #09/52

Ce La vie monotone d’un astrophysicien bascule le jour où, par hasard, il capte un signal radio d’origine inconnue…

Affalé sur son siège, Bob réinstalla son système d’exploitation pour la troisième fois de la semaine. Son bureau était couvert de revues, d’ouvrages d’astronomie, de poussière, de déchets… au point qu’il tienne son ordinateur portable sur les genoux plutôt que d’essayer de lui trouver un emplacement.

Tout en manipulant l’appareil, Bob observait du coin de l’œil l’écran noir de l’ordinateur fixe, un vieux moniteur cathodique qui lui détruisait les yeux à petit feu depuis huit ans. Rien, comme d’habitude.

Le temps que l’un de ses programmes s’installe, Bob jeta un œil par la minuscule fenêtre de la pièce exiguë, percée dans le béton. De son siège, il pouvait apercevoir un tout petit morceau de l’une des immenses paraboles de l’observatoire. Celle-là culminait à trente mètres au-dessus du sol.

– Alors, du nouveau ?

C’était Hassan qui venait de passer la tête par l’encadrement de la porte ouverte. Il tenait une tasse à café en forme de casque de Stormtrooper et portait sur son t-shirt l’insigne de Starfleet. Bob fit semblant de rien, mais son cœur saignait.

– Toujours rien, répondit-il.

– Tu as lu l’article des Australiens ?

– Oui, mais c’est des conneries.

– Ah.

Un long moment de silence gênant s’ensuivit. Hassan finit par souhaiter une bonne journée à son collègue.

– Oui, à tout à l’heure.

Bob retourna à ses petites affaires, pas vraiment décidé à faire grand-chose de plus aujourd’hui. Ses programmes installés, il partit se servir un café et revint un quart d’heure plus tard en bâillant. Sur l’écran noir, toujours rien.

Il avait commencé la physique, puis l’astrophysique en espérant devenir astronaute un jour. Puis, quand on lui avait fait comprendre que son surpoids serait toujours un handicap, il avait laissé tomber et rêvé de passer ses journées à observer le ciel. C’était ce qu’il faisait. Sauf qu’observer le ciel avec un radiotélescope consistait à lire des données chiffrées sur un écran noir en pleine journée. Bob avait entamé sa thèse huit ans auparavant et traînait dans son minuscule bureau depuis, en faisant le moins de bruit possible pour qu’on l’oublie, qu’on ne vienne pas le déranger. Il remplissait ses rapports d’observation, lisait des articles, partait parfois en conférence… mais la plupart du temps, il remplissait ses journées avec du vide.

Le vide peut vous rendre fou. Mais plus que d’être fou, Bob était blasé. La routine avait pris le pas sur tout le reste. Ses rêves de découvrir quoi que ce soit d’intéressant avaient fini par s’effriter, par disparaître au fil des parties de Démineur.

La voix d’Hassan, de retour dans le couloir, le fit sursauter.

– Matignan est là !

Bob écrasa son bras sur le bureau et balaya tout ce qui le recouvrait. Il ramena le clavier, désormais visible, devant lui, et cacha son ordinateur personnel en le déposant sur ses genoux, sous le bureau. Le chef de service ne venait d’habitude jamais. Il entra chez Bob.

– Morisson, vous avez une minute ?

La voix tremblante, nerveux, Bob répondit :

– Euh… oui, oui, juste une seconde j’étais en train de… de…

Il modifia quelques paramètres à l’écran et se tourna vers son supérieur.

– Morisson, j’ai besoin de votre rapport d’activité.

– Mon rapport ? Je vous l’ai envoyé la semaine dernière.

Le chef soupira.

– Vous me l’avez faite l’année passée, celle-là. Pour gagner deux jours et me renvoyer votre rapport. Vous ne me la ferez pas ce coup-ci. Si vous ne me le rendez pas demain, il risque d’être très improbable qu’on renouvelle votre financement de thèse.

– Ce… ce sera fait.

Le chef de service n’en finissait pas de sermonner son doctorant. Il partit en claquant la porte. Bob soupira, tourna sur son siège pour faire face à son écran, et se figea.

– Qu’est-ce que c’est, ça ?

Il se pencha et mit le doigt sur l’écran, suivant le fil de sa lecture du bout de l’index.

Son cœur se serra. Il venait de réceptionner un signal qui ne correspondait à rien de ce qu’il avait capté jusque-là. Quand il réalisa l’ampleur de ce que cette nouvelle pouvait signifier, Bob se laissa retomber contre le dossier de son siège.

Huit ans de recherche dont probablement sept de glande, et un réglage au hasard pour parvenir à capter une onde d’origine inconnue. Enfin un peu d’action dans sa vie !

Hassan réapparut. Bob entendit sa voix pour la troisième fois. Le collègue tenait en main une boîte fumante de nouilles instantanées.

– Il a dit quoi, Matignan ?

– Des conneries, comme les trois fois de l’an où on le voit ici, répondit Bob sans quitter son écran des yeux. Il dit que l’unif va ne renouvellera pas mon financement, mais ça m’étonnerait.

– Ah ouais ?

– Regarde ça !

Hassan se pencha, la bouche pleine. Il arrêta de mâcher quand il lut les chiffres.

– Mais… c’est quoi ce truc ?

– Aucune idée, mais je n’avais jamais capté ça avant !

– C’est si rapide ! Quatre millisecondes ! C’est peut-être le matériel qui déconne.

– Le matériel vaut deux fois le PIB du Portugal, il ne déconne pas !

– Regarde !

Une deuxième rangée de chiffres venait d’apparaître.

– C’est la même onde radio ! Trois millisecondes, cette fois.

Hassan se redressa, plaquant sa seule main libre sur son front.

Un autre collègue débarqua, cacao brûlant à la main.

– Qu’est-ce qui se passe les gars ? On dirait presque que vous bossez aujourd’hui.

– C’est drôle ça, Matthieu, ironisa Bob, mais viens un peu voir ce que je reçois.

L’autre approcha.

– Comment tu as réceptionné ça ? Ça vient d’où ?

– J’ai fait des petits réglages… et d’où ça vient, on n’en sait rien !

Un quatrième collègue apparut, attiré par les discussions animées qu’il avait perçues, mais le phénomène ne se reproduisit plus de tout l’après-midi.

Bob, qui avait fini par se retrouver seul, ne quitta pas l’écran des yeux du reste de la journée. Il rentra chez lui, mais ne s’endormit pas avant tard dans la nuit. Pour la première fois depuis bien longtemps, il avait hâte de retourner travailler.

*

La rumeur du signal perçu par Bob avait vite circulé. Le lendemain, dès les premières heures de la journée, l’astrophysicien avait reçu de la visite dans son bureau : des collègues curieux qui souhaitaient, l’air de rien, jeter un œil à son écran d’ordinateur.

Le phénomène ne se manifesta cependant pas en début de journée. Il fallut attendre midi, environ, pour que Bob ne capte à nouveau ce rapide sursaut. Le scientifique, plein d’une ardeur qu’il n’avait pas connue depuis longtemps, se lança dans une série de calculs. Fin de journée, éreinté et après plusieurs vérifications, il en arriva à une conclusion qui lui fit froid dans le dos. L’analyse de fréquence manifestait la possibilité que l’onde radio provienne d’une source située à trois milliards d’années-lumière de la Terre.

En moins d’une semaine, Bob prit contact avec les plus grands observatoires de la planète. Le chef de service, Matignan, vint lui annoncer que l’université renouvelait son financement. Quelques jours plus tard encore, la radio vint interviewer Bob dans son bureau. Matignan, qui était présent, ne manqua pas de dire quelques mots.

– Robert Morisson est l’un de nos chercheurs les plus compétents, l’un de nos éléments les plus précieux ! J’ai toujours cru en lui et en ses capacités, je l’ai parfois défendu contre vents et marées. Je savais qu’il en arriverait là, et il n’y serait sans doute pas arrivé sans le soutien de tout le service.

Bob s’habitua bien vite à toutes ces mondanités. On le fit déménager pour un bureau plus grand et on lui attribua deux stagiaires à plein temps, chargés de relever ce qu’on appelait désormais dans le service les sursauts rapides de Morisson.

Bob comprit dès sa première interview radio ce que la presse attendait de lui. Il ne rata plus une occasion de jouer la carte du sensationnalisme.

– Qui sait ce que nous pourrions trouver à l’autre bout de ces trois milliards d’années-lumière ? avait-il dit dans le micro de la seconde équipe venue lui rendre visite. Une planète inconnue ? une civilisation perdue d’êtres plus évolués que nous ?

Et lorsqu’une équipe de télévision était venue le voir encore un peu plus tard, il n’avait pas non plus boudé son plaisir :

– Serait-ce là une civilisation disparue ? Peut-être recevons-nous les messages de détresse qu’ils ont envoyés il y a plusieurs milliards d’années…

De tels postulats avaient fini par attirer l’attention sur lui et sur le service d’astrophysique. Six mois plus tard, après des années de recherches sérieuses menées sur les dents avec des queues de budget, le service se vit allouer des fonds supplémentaires par l’université, satisfaite des retombées médiatiques du buzz science-fictionnel généré par Bob.

On fit rénover une salle de conférence, puis la cuisine. Terminées, les nouilles instantanées et les parts de pizza molle réchauffées au micro-ondes !

Lorsque tout fut prêt, que les locaux furent clinquants et remplis de nouveau matériel, que les murs furent peints… Bob réalisa qu’il ne captait plus ses fameuses ondes radio. Il crut d’abord que les stagiaires faisaient mal leur travail, mais il n’en était rien. Les sursauts n’avaient plus lieu. Aussi, quand Matignan vint trouver son astrophysicien préféré pour lui demander d’intervenir dans la prochaine vidéo d’une très célèbre chaîne sur Internet, en lui demandant de montrer ses derniers relevés, Bob dut bien lui avouer la situation.

– Comment ça, il n’y en a plus ?

– Comment ça quoi ? Il n’y en a plus, il n’y en a plus !

– Mais vous êtes sûr ?

– Certain… Ça fait une semaine que tout a stoppé. Les stagiaires n’ont osé me le dire que maintenant…

Matignan saisit l’astrophysicien par le bras.

– Vous vous rendez compte à quel point nous sommes dans la merde ?

– Je suis sûr qu’ils vont recommencer.

– Vous avez intérêt…

En quelques secondes, Bob était redevenu le sous-fifre. Nerveux, il descendit à la cuisine avec l’espoir d’y trouver quelque chose à manger, n’importe quoi. Il trouva Hassan entre les meubles et l’électroménager neuf. Il se préparait un expresso.

– Il ne reste pas de nouilles ici, de bonnes vieilles nouilles bien bourratives ? J’ai besoin de manger un morceau.

– Ah si, mais tu dois utiliser la bouilloire, lui répondit son collègue.

Bob s’exécuta.

– C’est quand même dommage je trouve, dit Hassan.

– Quoi ?

– Tout ce beau mobilier aseptisé. La recherche perd un peu son charme.

– Tu rigoles ?

Hassan haussa les épaules.

– On avait un côté débrouillard, un peu aventurier avant. Là on devient juste un service comme un autre. On a tellement d’argent qu’on a un stock de café pour six mois.

– Hassan, on est passé du lyophilisé à l’eau d’évier réchauffé au micro-ondes à l’arabica grand cru, et tu te plains.

– Non, je ne me plains pas, je dis juste que je suis déjà un peu nostalgique du bruit de la sonnerie, des raviers en aluminium qu’on oublie dedans, de la porte qu’on ouvre trop tôt… de l’ambiance, tu vois ? Bob ? Bob ?

Les gestes de l’astrophysicien s’étaient arrêtés brusquement, le sachet d’épices ouvert au-dessus de la boîte de nouilles.

– Hassan ? finit-il par demander.

– Oui ?

– Où ils sont, maintenant ?

– Quoi ?

– Les fours à micro-ondes.

Aucune idée.

Bob quitta la cuisine en laissant tout en plan. Il fallait qu’il trouve le gardien, un ouvrier ou quelqu’un qui s’occupe du ménage. Il croisa quelques membres du personnel qui furent bien incapables de répondre à ses questions. Après quelques minutes, Hassan le rejoignit dans le couloir, se demandant bien ce qu’il avait en tête.

– Je vais faire une course.

– Quoi, là, maintenant ?

– Oui. Je reviens dans une demi-heure.

Une heure plus tard, Hassan vit passer Bob devant la porte de son bureau, un grand carton sous le bras. Il se leva et suivit son collègue. Arrivé chez Bob, il le vit déballer un four à micro-ondes neuf et l’installer sur la table, à côté de l’ordinateur.

– Dans le genre cuisine de proximité, tu n’y vas pas par quatre chemins !

– C’est pas pour la cuisine.

– Pourquoi alors ?

Bob brancha l’appareil et s’assit dans son fauteuil, mains sur la tête.

– Je pète un câble, Hassan, c’est pas possible.

– Mais… et si tu me racontais ce qui se passe ?

Il ne répondit pas tout de suite.

– Mets quelque chose dedans.

– Dans quoi ?

Bob soupira, se leva brusquement et quitta la pièce. Il revint avec sa boîte de nouilles instantanées, restée à la cuisine. Il l’avait remplie d’eau froide.

– Hassan… c’est très important, dit-il en s’asseyant.

– Oui ?

– Cuis-moi ces nouilles exactement comme d’habitude.

– Tu veux dire que je dois les foutre dans le four et puis attendre ?

– Comme d’habitude.

Hassan s’exécuta. Le four s’alluma, le récipient tourna à l’intérieur, éclairé derrière la grille contre la vitre. De la sueur perlait sur le front de Bob, qui scrutait son écran d’ordinateur. La cuisson arriva à terme avec une petite sonnerie. Rien à l’écran.

L’astrophysicien s’écroula en arrière sur son siège, soulagé.

– Hassan, tu ne peux pas savoir à quel point j’ai eu peur.

– Tu vas m’expliquer ce qui se passe ?

– Pendant un moment, j’ai cru que les sursauts rapides étaient dus aux micro-ondes des fours de la cuisine !

Hassan rit.

– Ça aurait expliqué que tu ne les captes plus depuis qu’on l’a rénovée ! Mais Bob, tu sais bien que les micro-ondes ne s’échappent pas des fours, elles restent confinées à l’intérieur.

– Je sais… mais j’ai eu un doute, et je n’arrivais pas à m’en débarrasser.

– Je te jure… Il n’y en a pas deux comme toi ! Tu fais une découverte scientifique importante en huit ans, et tu crois encore que c’est dû au hasard !

L’un des stagiaires débarqua dans le bureau et remarqua la nouvelle acquisition de son patron.

– Tiens, on va pouvoir se réchauffer des plats ici aussi, maintenant ?

– Autant que tu veux, Damien, lui dit Bob.

– Justement, mon café est froid.

Le stagiaire ouvrit la porte, passa à Bob ses nouilles brûlantes, et installa sa tasse à l’intérieur. Il lança le four.

– J’en ai une bonne à te raconter, Damien ! Tu ne croiras jamais ce que j’ai pensé l’espace d’une seconde.

Hassan riait encore.

– Une seconde ? Tu as mis une heure rien que pour aller chercher l’appareil !

Le stagiaire ouvrit la porte avant la fin du cycle pour récupérer son café, provoquant l’arrêt forcé de la machine. De là où il était, il pouvait voir l’écran de l’ordinateur, dans le dos de Bob.

– Oh ! Ça y est, on en a une ! s’exclama-t-il en remarquant qu’un sursaut rapide avait été enregistré. Je savais qu’on ne ferait pas plus d’une semaine sans rien capter !

Bob se tourna vers l’ordinateur et devint livide. Hassan cessa de rire immédiatement. Sans un mot, Bob se leva, lança le four à micro-ondes, et sans attendre la fin du cycle, ouvrit brusquement la porte, sans quitter l’ordinateur des yeux.

Un nouveau sursaut apparut.

– Alors, vous me la racontez cette blague ?


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