Invisible · #23/52

Dans les ruines éventrées de la gare centrale, des coups de feu résonnent. Une silhouette s’élève dans le ciel, presque invisible.

Attention ! Pour la première fois depuis le début du projet Horizons parallèles, plusieurs nouvelles successives forment une même histoire.

Cette fresque en quatre épisodes commence ici, avec la nouvelle 23 : Invisible.


Bruxelles, février 2219.

Il fallait lever les pieds avec précaution pour ne pas trébucher entre les lianes qui envahissaient les ruines de la gare Centrale. Ombre parmi les ombres, Nash progressait lentement dans cet environnement hostile. À tout moment une pierre pouvait se détacher du plafond jadis éventré par la guerre ; à tout moment le lierre mort, agrippé au marbre, au béton ou à un vieux panneau d’affichage pouvait lâcher sur elle sa prise ancestrale.

C’est au bruit que Nash s’orientait. Elle avait attaché ses longs cheveux noirs en demi-queue, comme d’habitude, de peur qu’ils ne lui tombent sur le visage et ne la gênent au moment de tirer.

La cible n’était plus très loin. Elle l’entendait.

Nash avait réussi à rentrer par l’ancienne ouverture cachée qui menait directement à la voie six. Elle remontait maintenant par l’escalier à moitié obstrué qui devait la ramener à l’intérieur de la gare. Quand elle émergea, la végétation était encore plus dense. Un puits de lumière lunaire rendait le marbre beige presque phosphorescent, aux rares endroits où il était visible. Ici, on entendait le goutte à goutte des restes de neige qui fondaient sur le toit et tombaient à l’intérieur.

Nash avança jusque dans la lumière, faisant face au grand escalier aux marches brisées. En haut, la cible se tenait debout, dos à elle. La silhouette était masculine, comme prévu par l’ordre de mission d’Hérode.

Nash écarta son manteau de cuir, passa la main dans le dos, et dégaina son Colt Peacemaker. Sans trembler d’un millimètre malgré le kilo qu’elle tenait à bout de bras, elle visa et s’apprêta à tirer.

Un craquement la retint. Sur sa gauche, un panneau d’affichage chuta dans la poussière. À sa grande surprise, la cible sembla réagir au bruit et se mit à courir.

Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? se demanda Nash en se lançant à sa poursuite, montant les marches fendues quatre à quatre.

Arrivée en haut, elle fit un tour sur elle-même, arme braquée devant elle. Elle ne put s’empêcher de sursauter quand elle vit la cible, ce cadavre qui se tenait debout, avancer droit sur elle en silence.

Nash tira sur la chair morte, les balles calibre .45 le perforant, le ralentissant dans sa progression mais ne l’arrêtant pas. Elle fit plusieurs pas sur le côté. Elle avait déjà tiré trois cartouches et son barillet n’en comptait que six. C’était peu, mais aucune cible ne l’avait agressée jusqu’ici ! D’habitude, il suffisait de les approcher, de sortir le revolver, et d’interrompre leurs spasmes horribles, leur marche maladroite d’un coup de feu dans la colonne vertébrale, là où les fibres de tissu prélevaient les signaux nerveux avec le plus de densité. Mais là, pourquoi diable cette saloperie de cadavre essayait-elle de s’en prendre à elle ?

Gênée par des lianes, Nash faillit trébucher en arrière. La cible, ce corps décharné à la mâchoire tombante et aux orbites vides, levait maintenant les bras vers elle dans un geste d’une précision hors normes.

– Fous-moi la paix ! hurla-t-elle.

Le corps sans vie était si proche maintenant qu’elle lui donna un coup de crosse en pleine tête. Sa mâchoire inférieure se décrocha et alla valser sur le sol. Elle mit un coup de pied en plein thorax au cadavre, le forçant à reculer, et tira les trois cartouches restantes en plein dans le bas du ventre, espérant qu’elles le perforent jusqu’à la colonne vertébrale.

Ce fut le cas. La cible s’écroula.

De la fumée sortait encore du canon chaud du Colt quand elle le rangea à l’arrière de sa ceinture. Nash souffla, avança jusqu’au cadavre qui gisait maintenant, secoué de micro spasmes. Elle enfila des gants et entreprit de déshabiller le corps. Le logo de Tech Steal ornait le smartwear dont la cible était vêtue.

Au moins, ce n’est pas la famille qui a dû le faire, se dit Nash, comme à chaque fois. Elle roula les vêtements en boule, les glissa dans un sac en plastique et les enfonça dans une profonde poche de son manteau.

Son téléphone vibra, elle le sentit contre elle. Cela devait être Hérode qui voulait des nouvelles de la mission. Nash ne décrocha pas. Elle utilisa une planche de bois qu’elle trouva là pour forcer une des sorties principales, et se retrouva dehors dans l’air glacial. Sa bouche fumait autant que le canon de son Colt après un tir.

Nash avait deux choses à faire plus urgentes que de contacter son commanditaire : appeler la police, pour qu’on retrouve le corps – une famille serait certainement contente de pouvoir faire le deuil – et tenter de comprendre par quel foutu moyen une cible se montrait maintenant agressive.

*

Nash poussa la porte crasseuse d’une boutique avenue Louise. Dans la rue, des gosses mettaient le feu à des poubelles en ricanant. Certains avaient piqué le techsteal de leurs parents et s’amusaient à tester l’augmentation de leur force en frappant contre des bancs ou des voitures. C’est comme ça qu’ils se casseraient le poignet, probablement.

Nash étouffait sous la chaleur ambiante. Elle avait pris un bruxélico pour éviter de marcher. Le vol en solo avait duré moins de dix minutes, mais c’était suffisant pour l’avoir glacée. Elle avait atterri rue du Buisson, avait retiré le harnais et laissé l’engin regagner la station la plus proche. Encore gelée, elle était entrée ici et suait maintenant sous son cuir.

Il y avait des étagères contre tous les murs, couvertes de livres ou de pièces détachées. Par une double porte ouverte au fond, derrière un vieux comptoir de bois, on pouvait voir une autre pièce par laquelle deux hommes, masque sur le visage, étaient affairés à souder du métal. L’intense luminosité des étincelles éclairait les pommettes de Nash. Elle avait l’air d’un oiseau, d’un corbeau entré là et observant la scène.

– On est fermé, il est minuit passé ! lança une voix.

Après une seconde, sur un ton bien plus amical, la même voix dit :

– Tiens tiens ! Héléna Shymansky !

Attrapant un masque de soudure sur une étagère, elle se protégea les yeux et avança jusqu’au comptoir.

L’homme qui était apparu à son poste comme par magie avait l’air content de la voir. Cela faisait longtemps. Elle releva la protection et esquissa un sourire.

– Salut, Mounir.

Il lui fit signe d’approcher. Par-dessus l’étal, il la serra brièvement contre lui.

Nash ne perdit pas de temps. Elle ouvrit la poche de son manteau et sortit le techsteal dont elle venait de dépouiller sa dernière cible.

Mounir fronça les sourcils.

– Tu ne bosses plus avec Hérode ?

– Je ne viens pas pour te le vendre.

– Qu’est-ce que ça pue !

– C’est du tout frais…

Mounir s’était mis la main devant la bouche. Il attrapa des pinces métalliques pour étaler la tenue sur son comptoir.

– J’ai eu un problème tout à l’heure, quelque chose qui n’était jamais arrivé. Je me demande si ça peut venir de la tenue…

– Qu’est-ce qui s’est passé ?

– Ma cible bougeait… de façon coordonnée.

– Coordonnée, tu dis ?

– Le corps avait l’air de se déplacer avec sa volonté propre…

Nash repensa à ce cadavre fonçant sur elle en silence.

– … il a même tenté de m’agresser.

D’abord, Mounir ne dit rien. Il disparut une seconde et réapparut avec une pince à linge sur le nez qui lui faisait une drôle de tête. Il respirait bruyamment par la bouche, découvrant ses grandes dents. Méticuleusement, il déplia la tenue. C’était une fibre noire, mi-synthétique, mi-techsteal. Elle était striée de fines lignes décoratives vertes qui parcouraient la combinaison des chevilles jusqu’au col.

– Mmm… Ça ne m’étonne pas ce que tu dis, dit-il après à peine deux minutes.

Le suspense avait été de courte durée. Mounir semblait sûr de lui. Il montra un numéro sous l’étiquette, écrit en vert lui aussi. « 909 ».

– C’est un modèle spécial. Tech Steal l’a produit pendant quinze ans, puis ils ont arrêté et sont revenus à des basiques. Tu n’étais pas au courant ?

– Je n’ai pas travaillé pour eux assez longtemps pour tout connaître, répondit Nash.

– Celui-ci ne se contentait pas d’accentuer les mouvements, de les amplifier comme les autres. Il analysait les données environnantes et permettait d’anticiper les agressions extérieures.

– Du coup, quelqu’un qui meurt avec ça sur le dos…

– Son corps continue probablement d’être mis en action par le système anti-agressions.

– Et il se montre agressif à son tour…

Elle soupira.

– Pourquoi ils ont arrêté la production ?

– Aucune idée. C’était peut-être trop cher à fabriquer. Mais si ils commencent à arriver en fin de vie… il y a des chances que toutes tes cibles futures montrent la même agressivité. C’est comme une ampoule sur un lustre. Quand la première pète… les autres ne tardent pas à faire pareil.

– Il faut que je parle à Hérode.

Elle remballa la tenue et posa le masque de soudure qu’elle avait gardé en main jusque là.

– C’est dommage que tu dégommes au .45, Héléna. Si tu travaillais proprement au couteau, comme tout le monde, tu pourrais revendre ça plus cher.

Nash avait déjà la main sur la poignée. Elle se retourna un instant et répondit par-dessus son épaule :

– Non, Mounir, au couteau, vraiment, ça n’est pas possible.

*

Il était presque une heure du matin quand Nash atteignit Matonge. Cette fois, elle avait circulé à pied. Elle était épuisée mais savait qu’elle pouvait trouver Hérode par ici. Elle ne voulait pas faire ça par téléphone.

Entre deux tours immenses se tenait un restaurant de sushis dans lequel elle rentra. L’endroit était sombre et vaste, éclairé uniquement par des tubes bleus et rouges et la lumière diffusée dans les grands aquariums.

Un homme asiatique en costume noir s’avança vers elle pour lui bloquer le passage.

– C’est bon, dit la voix grave d’Hérode depuis le fond de la salle. Laissez-la.

Nash avança en donnant un coup d’épaule au garde.

Hérode était assis au fond de la pièce, les mains jointes sur une table de bois noir. Partout autour de lui, les chaises avaient été retournées. Un jeune homme raclait le sol, au fond.

Les luminaires rouges et bleus donnaient leur couleur à la peau d’albinos, presque translucide d’Hérode. Il en était de même pour ses dreadlocks. Sur son nez épaté était posée une paire de lunettes noires dans lesquelles Nash vit s’asseoir son propre reflet déformé.

– Tu sembles nerveuse, Héléna, dit calmement le Congolais sans bouger la tête.

Elle sortit la combinaison en techsteal de sa cible et la jeta sur la table.

Hérode était aveugle. Il passa les mains sur le tissu, l’explora, sentit les trous des cartouches que Nash avait tirées. Il claqua des doigts et une femme en kimono vint récupérer le vêtement. Elle s’effaça aussitôt.

– C’est quoi, ce bordel ? demanda Nash.

– De quoi parles-tu ?

– De la dernière mission ! Tu sais ce qui s’est passé, non ? Tu ne veux quand même pas me faire croire que tu n’étais pas au courant !

– Tu pensais que les zombies mécaniques resteraient sages pour toujours, Héléna ?

Nash déglutit. Elle détestait qu’on donne ce nom aux cibles, et Hérode le savait très bien. Dans un coin de son esprit, elle ne put s’empêcher de se dire que si les cadavres se mettaient maintenant à déambuler et l’agresser plutôt que de simplement subir leurs crises de spasmes, ils allaient davantage mériter leur surnom.

– Je pensais que mon job était clair, et je ne pensais pas avoir ce genre de surprise.

L’albinos eut un haussement de sourcils.

– Tout est très clair. Tu travailles à la prime, pour moi. Tu soulages les familles qui ont perdu un proche resté coincé dans leur smartwear. Pour ne pas qu’ils doivent…

– Je sais, l’interrompit-elle.

Hérode se pencha en arrière et s’adressa en chinois à l’homme qui nettoyait la salle. L’homme disparut derrière une porte et réapparut après quelques dizaines de secondes. Il apporta un petit appareil qu’il disposa face au chef. Les mains blanches d’Hérode parcourent les touches. Nash vit le montant cryptomonétaire habituel s’afficher sur l’écran. Avant de valider, Hérode ajouta un zéro.

– Qu’est-ce que… ?

– Pour la peine. Après tout, tu es l’une de mes chasseuses les plus efficaces.

– Merci.

Elle était sûre que cela cachait quelque chose. Hérode ne l’avait jamais mise à l’aise, mais là, c’était pire.

– Je vais te donner une dernière mission, Héléna.

Il claqua des doigts. Cette fois, la femme en kimono apporta une pochette en plastique contenant des documents.

– Je dis « dernière » car je sens bien que la période qui vient te met mal à l’aise. Tu peux partir quand tu veux, tu sais. Mais je voudrais que tu réfléchisses, et que tu t’appliques à cette dernière tâche.

Hérode posa la pochette sur la table et la fit glisser vers son interlocutrice. Elle hésita.

– As-tu trouvé la paix, Héléna Shymansky ? lui demanda-t-il.

– Que veux-tu dire ?

– Est-ce que tu fais encore des cauchemars ?

Elle se figea. Comment pouvait-il savoir ?

Hérode ôta ses lunettes. Bien qu’étant aveugle, il pouvait facilement diriger ses pupilles dans la direction qui lui plaisait. Il se pencha en avant et Nash vit face à elle ses deux iris rouges, éclairés de biais au point qu’ils en deviennent presque luisants.

– Je vois plus de choses qu’on ne pourrait le croire.

Hérode frappa des mains et on lui apporta six sushis sur une ardoise. Il commença à les déguster les yeux fermés, comme si rien ne s’était passé.

– Une dernière mission, Héléna. Ensuite, tu feras ce que tu veux.

Nash se redressa, attrapa la pochette et quitta les lieux.

Elle fut parcourue d’un frisson, et le froid n’en était certainement pas la seule cause. L’esprit encore troublé par sa discussion et les évènements du soir, elle marcha jusqu’à trouver un bruxélico. Elle s’y harnacha, lança l’hélice au-dessus d’elle et s’élança dans le ciel belge.

Entre les tours immenses, Nash vit au loin l’Atomium briller comme un intrus. Elle fut incapable de profiter de la beauté du spectacle de la ville illuminée. Filant droit vers son appartement, elle s’éleva jusqu’à sentir ses doigts geler et disparut dans la nuit, invisible.

*

Hérode entendit qu’on débarrassait la table devant lui. Un claquement de doigts et on lui apporta un téléphone. Une voix était déjà à l’autre bout du fil.

– Alors ?

– Elle va le faire.

– Vous êtes sûr ?

– Puisque je vous le dis. Je la connais.

– Et donc, nous, nous pouvons…

– Je ne veux pas le savoir.

Hérode réclama d’autres sushis. On raccrocha pour lui.


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