Ce matin, j’ai perdu mon portefeuille, et avec lui la seule chance qu’il me restait de perséverer dans ma quête Tim a tout essayé pour arrêter de fumer. Un traitement expérimental lui permettra-t-il de mettre fin à son addiction ?
– Vous vous appelez vraiment « Tim » ?
– C’est le diminutif pour Timothée, en fait.
– Ah…
La doctoresse regarda successivement le dossier affiché sur son écran semi-transparent et son nouveau patient. Elle avait posé la question avec un brin de moquerie, et semblait déçue de la réponse.
– Bon. Je vais quand même laisser « Tim ».
Le quadragénaire haussa les épaules. Assis sur la table d’examen, torse nu, il n’aspirait qu’à recevoir un commentaire de ses résultats, des médicaments, remettre sa chemise et rentrer chez lui.
– On m’a dit que vous pouviez faire quelque chose pour moi, que vous aviez un traitement imparable.
– Et vous avez besoin d’un traitement imparable, Tim ?
– C’est vous qui avez mes résultats.
Elle soupira et s’assit plus profondément dans son siège.
– Vos résultats sont désastreux, et vous le savez bien. Vous êtes à combien de cigarettes par jour ?
– Trois paquets.
– Trois paquets, c’est énorme. Vous pensiez que vos résultats pouvaient être correct avec ça ?
– Mais… je ne vous demande pas de me juger ! Juste de m’aider.
– Pourquoi ne pas essayer un traitement classique ?
– J’ai tout essayé. Rien ne marche.
– Vous n’avez même pas réussi à diminuer votre consommation ?
– Non, rien.
La doctoresse marqua un silence. Ses yeux ne quittaient pas le visage de Tim. Elle finit par se lever, eut une moue pensive, fit quelques pas dans son cabinet, puis revint vers son patient et s’appuya contre le bureau.
– Je pense que je ne peux rien faire pour vous.
Tim resta bouche bée une seconde. Lorsqu’il reprit ses esprits, il demanda une bonne raison.
– Je crois que vous n’avez pas envie d’arrêter de fumer.
– Mais… comment ça ?
– C’est votre femme, c’est ça ? ou votre patron ? Vous venez me voir avec ces résultats exécrables et me présentez les choses avec fatalité. Comme si vous aviez tout essayé. Mais c’est dans la tête que ça se passe. C’est votre esprit que vous devez convaincre en premier lieu.
– Ma femme n’en peut plus. Mon patron me reproche de faire trop de pauses… Voilà, vous êtes contente ?
– Et si ça ne tenait qu’à vous ?
– Si ça ne tenait qu’à moi, je fumerais encore plus. La cigarette m’a fait parler à des gens, elle m’a intégré à des groupes d’amis, elle m’a fait me sentir bien. Et puis il faut bien mourir de quelque chose, alors…
Elle soupira.
– Je ne peux vraiment rien faire pour vous, vous savez.
– On m’a pourtant dit que vous étiez la meilleure.
– Qui vous a dit ça ?
– Peu importe. Je suis là, je vous demande de m’aider, et vous êtes une spécialiste.
– J’ai effectivement un traitement. Radical.
– Radical à quel point ?
– Au point que je vous garantis que vous ne toucherez plus à une cigarette de toute votre vie après une seule injection.
– Et… c’est cher ?
– Non.
La doctoresse ouvrit un tiroir et en sortit un épais contrat.
– En fait, on va même vous payer si vous acceptez de le suivre.
Tim haussa les sourcils, descendit de la table d’examen et enfila sa chemise.
– Désolé, mais les traitements expérimentaux, c’est niet.
– Comme vous voulez.
Une fois sa veste sur le dos, alors qu’il était sur le point de partir, Tim fut pris d’un doute. Il fumait depuis presque trente ans. Ses poumons ressemblaient à deux steaks hachés brûlés. Sa femme n’en pouvait plus de voir le gouffre financier causé par son addiction, son patron le détestait un peu pus chaque fois qu’il venait le trouver à son bureau et que Tim était encore en pause cigarette. Peut-être le risque valait-il la peine d’être pris. Là, au moins, il pourrait avoir la conscience tranquille. Il aurait vraiment tout essayé.
– Parlez-moi de votre traitement, dit-il finalement.
– Je ne peux rien vous dire. Tout est strictement confidentiel. Vous devez signer des décharges que je vous conseille vivement de faire lire par un avocat. La seule garantie que je peux vous donner, c’est que que vous ne toucherez plus jamais à une cigarette.
Dans son élan de motivation, Tim ne réfléchit pas outre mesure. Il avait pris sa décision. Il remonta sa manche, déjà prêt à recevoir l’injection.
– Donnez-moi de quoi écrire.
*
La nuit était déjà tombée lorsque Tim rentra chez lui. Il ne fuma ni dans sa voiture, ni en rentrant. Sa femme Aude lui raconta sa journée, il lui raconta la sienne, et la visite chez le médecin. Quand il lui dit qu’il n’avait pas eu envie de fumer depuis une heure, Aude lui rit au nez.
– On verra demain ! Profite bien de l’effet placebo en attendant.
Effectivement, il déchanta rapidement. À minuit, il ne dormait toujours pas, et commençait à sentir l’envie de fumer l’imprégner lentement. Ce n’est qu’au prix d’un effort surhumain qu’il finit par sombrer, après de longues minutes.
Le réveil à 07:00 se fit, comme d’habitude, en pensant d’emblée à la première cigarette. Tim parvint à sauver les apparences devant Aude, se retenant au maximum de lui donner raison. Mais dès qu’il fut debout sur le pas de la porte, prêt à partir au travail, il sortit le premier paquet de sa poche et l’ouvrit.
– Qu’est-ce que…
Une odeur forte et désagréable déconcentra Tim et l’interrompit dans son geste. Il renifla bruyamment, se demandant d’où provenait ce parfum répugnant. Il se tordit en arrière pour regarder sous ses semelles, rien. Il jeta un œil dans les buissons qui bordaient l’allée, rien non plus. Grimaçant, Tim avança en brassant l’air devant son visage. Qu’est-ce qui pouvait bien puer comme ça ?
Le regard de Tim se posa sur le paquet ouvert dans sa main Prudemment, il l’approcha de son visage, renifla. Il fut instantanément pris d’un haut le cœur et dut faire usage de beaucoup de force pour s’empêcher de vomir.
– Qu’est-ce que c’est que cette merde ? grogna-t-il pour lui-même.
Tim ne croyait pas si bien dire. Il attrapa une cigarette, la sortit du paquet et l’observa. Au lieu du tabac, dans le fin tube de papier, se tenait un agglomérat de…
– Non, ce n’est pas possible… C’est dégoûtant !
L’espace d’un instant, Tim chercha un endroit où jeter son paquet, mais rien n’était prévu pour. Il rentra chez lui, jeta le paquet dans une poubelle qu’il ferma avant de la descendre dans le garage.
Tim ne pouvait pas croire à ce qui venait de se passer. La seule possibilité était que la doctoresse ait glissé ce paquet dans la poche de sa veste. Fabriquait-elle ces dégoûtantes cigarettes elle-même ? Mais d’où provenaient les déjections qu’elle utilisait ? Mieux valait ne pas y penser.
Tim prit la voiture et s’arrêta sur le chemin du travail devant une librairie, où il acheta un paquet neuf. Puis il finit sa route et se gara à son emplacement habituel, n’en pouvant plus d’attendre de tirer enfin sa première bouffée de la journée.
Elle aura quand même réussi son coup en quelque sorte, se dit-il. Au moins, j’aurai commencé à fumer deux heures plus tard que d’habitude. C’est un début. Ceci dit, Tim se demandait tout de même ce qu’on lui avait injecté exactement.
– Salut Timmy !
– Salut les…
Tim plaqua une main contre son visage. À côté de la porte d’entrée, il retrouvait son habituel groupe de collègues fumeurs. Mais il n’y avait pas de fumée. Leur visage était maculé de taches marron, centrées autour de leur bouche presque noire. Ils tiraient bien sur des cigarettes, mais elles étaient éteintes, et eux aspiraient leur contenu fétide à l’intérieur de leur bouche sale. Le bout de leurs doigts et leurs vêtements portaient aussi les stigmates de leur addiction.
– Tu fais une drôle de tête, Tim.
Bart, un collègue, souffla dans sa direction. Tim reçut un crachin de petits débris brunâtres en pleine face. Il vomit sur le champ. L’odeur était insoutenable.
– Ouh la ! Ça va ?
Une main s’était posée dans son dos.
– Ne m’approchez pas !
Tim avait l’impression d’être tombé tête la première sur un tas de fumier. Il courut à l’intérieur du bâtiment, enleva sa veste, et renifla sa chemise. Cette odeur allait-elle seulement le quitter ? C’était digne des toilettes d’un avion après douze heures de vol.
Qu’était-il en train de se passer ? Était-il en train de devenir complètement fou ? À 09:30, Tim n’avait toujours pas touché à une cigarette. Il était à cran.
Arrivé à son bureau, l’employé alluma l’ordinateur, mit son casque et appela le médecin qui l’avait mis dans ce pétrin. Elle ne répondit pas.
Tim enfouit son visage dans ses mains tremblantes.
*
Il y en avait partout. Devant les entrées de tous les bureaux, de tous les restaurants, de tous les magasins, de tous les cinémas, Tim croisait ces gens fumant et expulsant les déjections dont ils s’emplissaient sur les passants. C’est couvert de particules brunes, au bord du vomissement, qu’il rentra chez lui.
– Tim, c’est toi ?
Aude était déjà rentrée. Il courut au garage, éventra la poubelle qu’il avait fermée le matin même, et ramassa le paquet de cigarettes qu’il y avait jeté. Puis il apparut dans le salon.
– C’est quoi cette tête ? lui demanda sa femme.
Sans répondre, il lui tendit le paquet.
– Il y a quoi là-dedans ?
Aude n’était pas sûre de comprendre. Elle fut surprise de trouver la petite boîte en carton presque remplie.
– Des cigarettes.
– Des cigarettes normales ?
– Qu’est-ce que tu veux dire ?
– Réponds-moi !
Il s’assit à côté d’elle et plongea les doigts dans le paquet. Il en ressortit plusieurs tubes de papier tordus, débordant de marron.
– Tu le vois, quand même ! demanda Tim, à bout de nerfs.
– Voir quoi ?
– Que ce n’est pas du tabac ! C’est… c’est de la merde !
Aude soupira.
– Je te répète que c’est de la merde depuis qu’on se connaît…
– Tu ne comprends pas. Je n’ai rien sur le visage, là ?
Tim se savait constellé des dizaines de petits morceaux qu’on lui avait crachés au visage en chemin.
Elle lui posa une main sur la joue.
– Tu as juste l’air fatigué, mon chéri… Je pense que passer à zéro cigarette par jour ne te réussit pas trop. Tu devrais consulter un médecin.
Tim se releva d’un bond.
– Je l’avais oubliée, cette connasse.
Il appela la doctoresse sur le champ. Elle ne répondait pas.
– Chéri, qu’est-ce qui se passe ?
Elle voulut s’approcher, mais il recula. Il se trouvait lui-même répugnant.
– Je suis désolé… je dois prendre une douche.
Il s’enfuit et s’enferma à la salle de bain, laissant Aude stupéfaite au milieu du salon.
Tim se frotta la peau avec vigueur sous l’eau brûlante, utilisant un excès de savon, appuyant le gant de toilette aussi fort qu’il pouvait. Puis il se renifla les bras et répéta l’opération jusqu’à sentir l’odeur de merde disparaître. Il se lava ensuite trois fois les cheveux.
Une fois séché, il se brossa les dents. Quand la brosse pénétra sa bouche, il eut un haut le cœur et vomit dans l’évier. Il avait eu l’impression d’utiliser la brosse des toilettes. Pleurant de dégoût, fatigué par la violence avec laquelle son ventre s’était contracté, Tim se savonna les dents et la langue.
Lorsqu’il sortit enfin, Aude était dans la chambre en train de ranger quelques affaires.
– Tu sais ce que tu vas mettre ce soir ? lui demanda-t-elle.
– Ce soir ? articula-t-il.
– Tu n’as pas oublié qu’on sortait, tout de même ?
– On sort ce soir ?
– C’est prévu depuis deux semaines…
Tim s’appuya contre le mur.
– Mais… il y aura des fumeurs partout !
– Il y aura des fumeurs partout toute ta vie, chéri, tu ferais bien de t’habituer si tu comptes arrêter.
*
En quelques heures, Tim se retrouva assis avec quelques amis, tous fumeurs. Il se mit en bout de table pour se prendre le moins possible de merde dans la figure, tandis qu’eux étaient tous affairés à suçoter leur petit excrément et à lui en cracher des morceaux à la moindre occasion.
Il était écœuré. Sa tête était sur le point d’exploser.
– J’ai besoin de prendre l’air.
Tim se leva brusquement, faisant grincer sa chaise sur le sol, et quitta le bar. Dehors, l’entrée était gardée par une armée de fumeurs, il partit donc plus loin en toussant, main sur la bouche.
Lorsqu’il parvint enfin à récupérer un bol d’air frais, Tim réalisa à quel point il avait envie d’une cigarette. Il n’en pouvait plus. Il jeta un œil par-dessus son épaule, observant les fumeurs à l’entrée du bar. Ses mains tremblaient. Une force irrésistible lui intima de bouger, mit ses jambes en mouvement, l’approcha du groupe. La même force le lui fit articuler une phrase. On lui tendit une cigarette. Honteux, il s’enfuit en courant.
*
La doctoresse venait ouvrir son cabinet de bon matin. Elle trouva Tim affalé sur les marches de pierre, débraillé, cerné, couvert de sueur. Il s’était visiblement vomi dessus. Elle le reconnut quand il redressa la tête.
– Timothée ?
Il gémit. Il avait fumé, et avait l’impression de s’être déversé un sac de purin dans la bouche.
– Qu’est-ce que vous m’avez fait, bon sang ?
– Vous aviez demandé un traitement radical… Vous n’avez pas lu les conditions…
Tim se releva, titubant. Il avait le regard de tous les drogués en manque.
– Vous devez me soigner ! Vous devez me trouver un antidote, je vois… je vois de la merde partout !
– Mais la merde est partout, Tim.
– Vous devez pouvoir faire quelque chose !
– Non.
Elle lui passa devant, déverrouilla la porte du cabinet. Il la suivit sans lui demander son avis.
– Vous avez forcément un plan B pour votre substance expérimentale. Quelque chose qui annule les effets.
– Je vous assure que non. On n’a rien de probant. Si vous ne vouliez pas que ça se passe de cette manière, il ne fallait pas accepter le traitement.
Face à tant de froideur, Tim ne savait pas comment réagir. Il aurait voulu se montrer violent, mais en était incapable en cet instant. Dans un éclair de lucidité, il réalisa ce que son interlocutrice venait de dire.
– Comment ça, rien de probant ? Vous avez quelque chose, donc !
La doctoresse soupira.
– Oui. On a quelque chose. Mais l’effet est variable d’une personne à l’autre… On est pas sûr de ce que ça pourrait vous faire.
– Je m’en fiche. S’il y a la moindre chance pour que ça fonctionne, il faut essayer.
– Vous en êtes sûr ?
– Certain ! Je vous… je vous en supplie.
C’était la demande la plus désespérée qu’il avait eu à faire depuis sa demande en mariage.
– OK. On va vous installer sur la table, je vais vous faire l’injection. Ça risque de vous rendre fiévreux une heure ou deux. Vous n’avez qu’à rester là, je ne vois personne avant cet après-midi.
Tim s’installa, enleva sa chemise crasseuse, attendit la piqûre. Il espéra de toutes ses forces que le traitement fonctionne. Il pensait à Aude quand il s’évanouit sur la table d’examen.
– Tim ?
Le réveil fut difficile. Tim ouvrit les yeux au cabinet, allongé sur la table, exactement comme il s’y était effondré auparavant.
– Quelle heure est-il ?
– Midi. Vous vous sentez bien ?
Bien n’était certainement pas le mot. Mais Tim se sentait mieux.
Il quitta les lieux aussi vite qu’il put et partit acheter un paquet de cigarettes. Il rassura Aude comme il put en rentrant chez lui, s’installa à la cuisine, et ouvrit le paquet avant de le jeter sur la table.
Penché en avant, Tim renifla avec méfiance, une partie de lui étant persuadée d’encore sentir l’horrible parfum qui l’avait hanté une journée entière. Aucune odeur suspecte.
Il attrapa le paquet et le mit sous son nez. L’odeur du tabac grillé lui avait terriblement manqué. Il déposa la boîte de carton sur la table et chercha un briquet au fond de ses poches.
Tim porta le tube à ses lèvres et inspira… Il sentit la chaleur le remplir jusqu’au fond du ventre et souffla la fumée sous le néon. C’était la meilleure cigarette de toute sa vie. Il la termina, en fuma une deuxième, puis une troisième encore. Ses yeux piquaient mais cela n’avait aucune importance. Tout allait bien, enfin !
Aude entra dans la pièce en toussant et ouvrit la fenêtre, sachant très bien qu’elle ne pourrait rien dire qui empêcherait son mari de continuer. Quand il la vit prendre un yaourt dans le frigo, il réalisa qu’il n’avait rien ingurgité depuis plus de vingt-quatre heures. Il se leva pour faire pareil, plongea la tête dans le frigo pour trouver quelque chose à manger.
Tim s’étonna de voir Aude rester là, dans la fumée, plutôt que de retourner dans le salon.
– Je voulais te dire que je suis désolée, articula-t-elle. Je sais que c’est difficile, je devrais te soutenir au lieu de faire comme si arrêter ne dépendait que de ta seule bonne volonté.
Tim claqua la porte et attrapa une cuiller sans la regarder. Il enleva l’opercule de son yaourt nature.
– Tim ? Tu sais que je t’aime…
Le pot de yaourt était rempli de merde. Tim fonça sur le frigo, le rouvrit, ouvrit tous les pots, tous les tupperwares, toutes les bouteilles. Tout, absolument tout s’était transformé. Il n’y avait rien de comestible qui ait conservé sa nature.
Quand il referma le frigo, pour la première fois, Tim regarda Aude dans les yeux. Elle avait la larme à l’œil. Sa langue, ses dents, ses lèvres affichèrent une couleur marron quand elle dit :
– Embrasse-moi.