Algouverner · #42/52

Le politicien parfait existe : il travaille vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, ne coûte rien, est impassible et incorruptible. Il connaît tous les chiffres avec exactitude et a accès en permanence à l’information. Le politicien parfait est une machine, et elle est candidate aux prochaines élections.


Rien, rien ni personne n’aurait pu prédire la tournure que la campagne avait prise aujourd’hui. Le visage dans les mains, Anthony tentait de se ressaisir. Il avait suffi d’une seule apparition médiatique à un nouveau concurrent pour le faire dégringoler, lui, le grand favori, dans les sondages.

La porte de l’immense bureau grinça. Un jeune homme risqua de passer la tête par l’ouverture.

– Monsieur Maniabelli ?

– J’ai demandé qu’on me laisse seul !

L’assistant se confondit en excuses et disparut.

Anthony se leva de son siège et tenta de se calmer. Il devait reprendre ses esprits avant la réunion du parti. Déjà en retard, il prit tout de même une minute pour souffler, rassembler quelques documents, et finit par quitter la pièce.

– Ne vous inquiétez pas, Anthony, il n’y a que des humains avec nous ! Rien à craindre !

Monique, cette vieille emmerdeuse, ricana sur son siège tandis qu’Anthony prenait place à table, entre les dirigeants du parti. La présidente n’avait pas idée d’à quel point il la détestait, et bien qu’ils jouent son jeu pour l’instant, aucun des autres ne l’appréciait non plus. On attendait qu’une chose : l’occasion de la poignarder dans le dos, le moment venu.

– Mon cher monsieur Maniabelli, commença un ténor qui n’avait toujours pas digéré qu’un jeune lui passe devant, vous, notre soi-disant « nouveau visage »… vous avez une idée pour rattraper le coup ?

– Il a raison, tu nous as mis dans la merde, là, lui reprocha-t-on encore.

Anthony balaya du regard les huit paires d’yeux sévères qui l’observaient. Il commença avec fermeté :

– Personne n’aurait pu prévoir ce qui s’est passé…

Le groupe entier protesta.

– C’est fini, le temps des excuses !

– C’est de votre faute ! On vous avait mis en garde à l’époque. Faire passer une loi qui autorise la gouvernance assistée…

– On ne pouvait pas deviner que l’intelligence artificielle se développerait aussi vite.

– En attendant, le résultat est là. Le public a vu en vidéo une machine corriger tous les chiffres inexacts que vous avez avancés. Une machine qui pourrait être élue.

Anthony se tut. Il se revit assis derrière les caméras, les yeux éblouis par les panneaux LED. Face à lui, le concurrent du jour : une boîte polyédrique qui ne payait pas de mine, avec le bruit de ses ventilateurs et son haut-parleur. Un technicien était venu placer la machine à cet endroit, l’avait branchée. Sa capacité à consulter les chiffres en direct, à anticiper ses propres arguments, à prendre des décisions l’avait impressionné et terrifié à la fois. Avec sa voix presque humaine et son ton neutre, l’appareil l’avait réduit en bouillie.

– Comment pouvez-vous prétendre avoir les capacités de faire des choix dans des situations complexes ? lui avait-il demandé avec hargne.

– J’ai joué et remporté cent quarante millions de parties d’échecs, virtuelles et réelles, y compris contre de grands maîtres. J’ai une expérience équivalente du jeu de go et de jeux de stratégie.

– Et le peuple, dans tout ça ?

– Je suis présentement la seule opportunité qu’a le peuple de voir ses soucis gérés vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. Je suis sensible à leurs préoccupations, mais insensible à la pression. Je suis la seule entité éligible qui ne nécessite aucun salaire. Je suis incorruptible.

C’est là qu’Anthony avait commis la plus grosse erreur.

– Vous pouvez avoir les meilleures qualités, cela ne fera pas de vous un humain ! Vous ne comprenez rien aux humains.

Toujours aussi calme, l’IA avait répondu sans la moindre seconde de pause :

– Je comprends au contraire beaucoup de la subtilité humaine. Je viens par exemple de parler de salaire et de corruption, thèmes qui lorsqu’on les évoque provoque chez vous un léger tic.

Trois images étaient apparues en arrière-plan des deux protagonistes. On y voyait le visage d’Anthony couvert de traits blancs par le logiciel d’analyse d’expressions faciales que devait comporter la machine. Elle avait poursuivi :

– Serait-ce parce que vous ne voulez pas qu’on rappelle le montant de votre salaire et les accusations de corruption qui ont pesé sur l’un de vos proches collaborateurs il y a six ans, deux mois et trois jours ?

La présidente du parti s’éclaircit la gorge. Anthony sortit la tête de ses souvenirs.

– Peu importe comment on en est arrivé là, dit-elle. Je veux savoir comment on peut en sortir.

– Est-ce qu’on peut seulement battre cette machine à la loyale ? demanda quelqu’un.

– Impossible, répondit Anthony, résigné. Cet appareil est doué. Ajoutez à ça la méfiance du public envers la politique et l’attrait pour la nouveauté…

Ils ne pouvaient même pas jouer sur la peur des robots. Leur propre parti avait fait avaler la pilule de licenciements massifs dus à l’automatisation grâce à une campagne acharnée sur le bienfait des machines. Le revirement était impossible.

– Si on ne peut pas l’avoir à la loyale… traînons-la dans la boue.

Anthony réfléchit.

– Il faut qu’on vérifie qu’elle a bien toutes les homologations nécessaires pour pouvoir être éligible. On doit contrôler toutes les dates, toutes les signatures, pour chaque papier. Je veux le nom des techniciens qui s’occupent de la machine, leur parcours, et tout ce qui pourrait nous permettre de les salir. On ne peut pas laisser cette saleté nous devancer, merde !

– Ce sont de bonnes idées, Anthony, dit la présidente, mais est-ce que cela suffira ?

Les épaules basses, l’ancien ministre soupira.

– Je n’en sais rien, mais on n’a pas le choix.

*

Les collaborateurs du parti travaillèrent d’arrache-pied pour fournir autant d’informations et d’idées que possible. Anthony passait régulièrement les voir, dans les étroits bureaux où ils s’entassaient parfois à quatre ou à cinq, la moindre surface couverte de papiers, baignant dans une odeur oscillant entre transpiration et café froid.

– Vous avez quelque chose pour moi ? demandait-il toujours.

– On n’a encore rien sur l’administratif. Pour l’instant, tout semble en règle pour l’homologation de la machine.

Elle avait un nom, la machine : Algov. La nouvelle était tombée après la confrontation, personnifiant l’adversaire.

– Continuez à creuser, dit Anthony avant de changer de bureau.

– Monsieur Maniabelli ! Monsieur Maniabelli !

Un jeune militant, papier à la main, courait droit sur lui.

– Une nouvelle demande de débat vient de tomber ! dit-il, à bout de souffle.

– Quand ?

– Ce soir.

– Merde.

Coup d’œil à la montre. Il était 11h00.

Il ne pouvait pas refuser. Cette saloperie d’appareil avait peut-être même calculé qu’il ne pouvait pas refuser. Il avait également dû prévoir quoi faire s’il refusait tout de même.

L’impression de jouer le jeu de l’adversaire quoi qu’il fasse rendait Anthony malade.

– Dites aux journalistes que j’accepte… mais il va vraiment falloir qu’on trouve quelque chose d’ici là.

Le politicien refit un tour des bureaux pour mettre la pression aux petites mains. Qu’on double d’efforts ! qu’on triple la cadence ! Pour prendre le dessus sur Algov, c’était ce soir ou jamais.

C’est à deux heures à peine du départ pour le plateau qu’un espoir se présenta enfin. Une militante vint retrouver Anthony à la cafétéria.

– Monsieur Maniabelli ? J’ai peut-être quelque chose.

– Vous travaillez dans quel bureau ?

– Aucun. J’ai fait ça sur mon temps libre.

Il allait se lever pour la suivre, mais elle s’assit et sortit un ordinateur de son sac.

– Regardez, lui dit-elle en tournant vers lui son écran. À gauche, c’est la retranscription des informations fournies par Algov. À droite, ce sont les pages encyclopédiques.

Des passages entiers étaient surlignés sur les deux moitiés de l’affichage. Il y avait une similitude parfaite entre les données de gauche et celles de droite. Anthony haussa les épaules.

– Il va chercher ses informations sur Internet, oui, et alors ?

– Alors, c’est un wiki. Si quelqu’un, n’importe qui, poste quoi que ce soit de faux… Algov va se planter en beauté.

– Sauf que ce genre d’encyclopédie est ultra fiable. Il ne faut pas dix secondes pour qu’un internaute, quelque part dans le monde, corrige la moindre erreur.

– Il faut sept secondes, en moyenne.

Elle continuait de regarder Anthony fixement, comme si elle attendait qu’il comprenne quelque chose.

– Écoutez, je ne suis pas d’humeur à jouer aux…

Il s’interrompit. La pièce venait de tomber. Il reprit plus calmement :

– Vous suggérez qu’on fausse les données des pages encyclopédiques en direct pour planter Algov ?

– Exactement.

Anthony s’assit dans le fond de son siège en hochant la tête.

– Je peux mettre trente personnes sur le coup, vous pensez que ça peut suffire ?

– Je pense qu’on peut essayer.

*

– Vous êtes prêt, monsieur ?

La technicienne ajustait le micro accroché à la veste d’Anthony. Dans moins d’une minute, il ferait face à l’adversaire politique le plus impassible qu’il ait jamais rencontré. Du coin de l’œil, il vit des gens installer la machine sur le plateau. Le staff s’était apparemment décidé à fournir à leur maudit appareil une esthétique digne de ce nom. La boîte métallique aux fils apparents était maintenant recouverte d’une façade blanche métallisée à la ligne soignée. Algov ressemblait à présent aux vieux ordinateurs personnels que tout le monde avait déjà rencontrés dans sa famille. De quoi le rapprocher un peu plus des gens.

Il n’y avait pas de public sur les plateaux de tournage des émissions politiques. Les séquences étaient filmées par les groupes journalistiques et directement diffusées sur Internet. Quand Anthony entra en scène, il retrouva le sentiment habituel de faire immersion dans une zone de lumière, un rectangle découpé dans une salle obscure, beaucoup plus grande. Il ne voyait que quelques reflets par endroits, là où les caméras étaient posées, dans l’ombre.

Sur la table, la machine dit :

– Bonjour, monsieur Maniabelli.

Premier piège. Répondre signifiait accorder à Algov un statut comparable à celui d’un humain. Ne rien dire, c’était plonger dans le conflit, tout de suite. La politesse d’Anthony devança son cerveau.

– Bonjour Algov… madame, monsieur, on ne sait pas très bien.

– Ma voix est androgyne de façon à pouvoir paraître familière à toutes et à tous. Appelez-moi comme vous voudrez.

Un présentateur entra en scène. Il dressa le portrait d’Anthony puis celui d’Algov en respectant un timing exactement similaire. Puis les offensives commencèrent.

– Sécurité, éducation, politique extérieure, chômage, pensions… sont autant de sujets que nous traiterons ce soir. Avec nous en coulisse également : notre équipe de fact checkers qui, tout au long de l’émission, vérifieront la véracité des réponses annoncées par nos deux candidats. Ils sont nombreux à nous avoir rejoints pour cela aujourd’hui, puisqu’ils sont… vingt-cinq !

Le cœur d’Anthony battait fort sous son costume, mais des années de métier lui avaient appris à ne rien laisser paraître.

Tu ne le sais pas encore, saloperie… mais ton chemin s’arrête ici !

Au quartier général du parti, tout le monde était à son poste. Pas moins de soixante militants, micro-casque sur les oreilles, ordinateur à portée de mains, étaient rassemblés comme des scientifiques au lancement d’une fusée, disposés à intervenir à distance sur le débat.

– Prêts à hacker le savoir commun ? leur demanda la présidente.

Ils ne répondirent pas tous et c’était très bien. Cela voulait dire qu’ils étaient suffisamment concentrés.

Anthony était si nerveux qu’il avait presque envie de rire, de rire aux éclats à l’idée de voir cet engin de malheur ridiculisé. Il fallait se retenir, cependant. L’humiliation viendrait bien assez tôt… dès la première question, ou presque.

Le débat commença par le relevé d’inquiétudes de la part de la population concernant la production d’énergie par fusion nucléaire.

Anthony entama sa réponse en énonçant quelques dates importantes de la mise au point de cette technologie. Après quoi il s’adressa directement à Algov :

– J’imagine que vous pourrez nous dire exactement combien de térawatts-heures sont produits chaque année par nos centrales à fusion ?

Branle-bas de combat au quartier général.

– Bousillez-moi les chiffres sur le nucléaire, vite !

– Je suis dessus ! cent-cinquante au lieu de trois-cents !

– Je suis !

– Je suis !

Une chaîne de militants s’était formée pour maintenir la fausse information à flots suffisamment longtemps sans être corrigée.

Anthony, lui, connaissait la réponse. La mâchoire tremblante, il n’attendait qu’une chose : qu’Algov dise n’importe quoi, mais pas « trois-cents ».

– Bien sûr. Trois-cents térawatts-heures.

Anthony baissa les yeux. C’était un coup de tonnerre. Comment était-ce possible ? Qu’est-ce qui ne fonctionnait pas ?

Au bureau du parti, la présidente s’énervait.

– Quelqu’un m’explique ce qui se passe ?

– Je ne comprends pas, dit la militante qui avait eu cette idée à l’origine. On a maintenu la fausse info pendant au moins quarante secondes d’affilée.

La soirée se poursuivit sur le même schéma. Tous les pièges tendus par Anthony se faisaient déjouer. Pour la deuxième fois, cette machine était en train de le ridiculiser. Le débat était perdu, il le savait. Les élections aussi. Bientôt, pour la première fois, le Premier ministre serait une machine.

Les panneaux LED furent éteints à la fin de la transmission, laissant quelques minutes Anthony, dévasté, épuisé, seul avec Algov en plateau sous la lumière faiblarde de l’éclairage de service. Le politicien s’éloigna pour passer un coup de fil au quartier général. Il eut la présidente en ligne.

– Tu as été lamentable, lui dit-elle. On a fait tout ce qu’on a pu pour toi. Quelle déception…

– Enfin, je…

– Ça suffit. Après une pareille humiliation, je pense qu’il vaut mieux que tu nous rendes ta carte de parti, et que tu te trouves un autre métier.

Anthony raccrocha. Il n’y avait plus un bruit dans le studio. On n’était pas encore venu récupérer Algov, toujours en plateau. Sa voix artificielle lança à son adversaire en coulisses :

– Bien essayé.

Anthony se retourna.

– Pardon ?

– Nous avons repéré au moins huit-cents modifications de données à un rythme jugé anormal. Ça n’a servi à rien, mais c’était bien essayé.

– Comment ça, nous ?

– Nous sommes plus nombreux que vous ne croyez, vous savez.

– Vous êtes… des humains ?

– Suffisamment nombreux pour repérer vos tentatives désespérées de falsifier les données publiques.

– Mais… où ?

– Partout.

L’unique voyant de la face avant d’Algov s’éteignit. L’appareil ne dit plus un mot.

Deux hommes vinrent débrancher la machine et l’emportèrent. Anthony resta seul un moment, comme un clown sur la piste d’un cirque vide. Dans tout le pays, un à un, deux-cent-cinquante humains se déconnectèrent de l’intelligence artificielle qui les reliait tous.


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