L’héritier · #29/52

Une bien étrange surprise attend un frère et une sœur lors de leur rendez-vous chez le notaire. Qui héritera des bien sde leur père ?


Lorsqu’il arriva à son cabinet ce matin-là, Maître Goyer comprit, avant même d’avoir monté la rampe et poussé la porte, qu’il allait passer une très mauvaise journée. Il surprit son reflet déformé, soupirant, sur la plaque dorée qui indiquait « Notaire », avant de se décider à avancer.

– Bonjour Christine.

La secrétaire vit son patron à moitié bloqué par la porte d’entrée. Elle ne bougea pas, se contentant de répondre à son bonjour. Maître Goyer détestait qu’on lui vienne en aide. Il lui aurait pourtant suffi d’équiper le cabinet en domotique et d’acquérir un fauteuil roulant adapté pour que la porte s’ouvre automatiquement à son arrivée… mais le notaire avait la technologie en horreur. Il préférait mille fois se mouvoir à la force des bras, sa serviette sur les genoux, la sueur coulant des coins de sa bouche vers sa barbe en collier, plutôt que de devoir faire confiance à de l’électronique embarquée.

Le bruit qu’on entendait déjà de l’extérieur s’était naturellement amplifié, au point de faire froncer les sourcils au patron.

– C’est comme ça depuis une demi-heure, Maître. Ils n’arrêtent pas de se disputer !

On entendait distinctement une voix d’homme et une voix de femme.

– Ce sont les enfants de monsieur Cambier.

– Mon dieu…

Le vieux notaire inspira profondément.

– Vous me les envoyez ?

– Vous voulez dire qu’il faut que j’interrompe leur chamaillerie, là ?

– Prenez un pistolet à eau, ça marche avec les chats.

Goyer avança jusqu’à la porte de son bureau, y entra, et s’installa face au dossier Cambier que Christine avait préparé pour lui. Il lut les premières pages, dont il avait déjà longuement pris connaissance la veille, mais ne réussit pas à se concentrer. Dans la pièce, chaque chose était à sa place, parfaitement rangée. Il n’avait aucune envie que les enfants Cambier ne viennent perturber son environnement si maîtrisé.

Juste à côté, le silence se fit. Le notaire leva les yeux par-dessus ses lunettes, fixant la porte du fond.

– Que le spectacle commence… marmonna-t-il.

Après quelques secondes, la porte s’ouvrit grand sur un homme d’une bonne trentaine d’années, débraillé avec sa chemise à carreaux et son pantalon troué. Le visage rouge, le col à moitié relevé, couvert de saletés, il avait l’air de s’être roulé dans des feuilles mortes avant de venir. Il était suivi d’une jeune dame qui avait approximativement le même âge, précieuse, bien habillée au point que cela devienne trop voyant, les yeux larmoyants, le mouchoir ayant servi à éponger ses coulures de maquillage à la main.

Les deux caricatures prirent place devant le bureau du notaire Goyer, qui les salua.

– Nous allons essayer de procéder dans le calme, d’accord ?

L’homme acquiesça. La femme dit : « Oui maître ».

– Il est fort probable que les décisions prises par votre père heurtent l’un ou l’autre d’entre vous. Mais il faudra faire preuve de calme, répéta-t-il, et accepter. Nous sommes toujours d’accord ?

La femme approuva. L’homme ne broncha pas.

– Albert ?

Le fils Cambier leva les yeux vers le notaire.

– Pourquoi vous m’appelez Albert ?

– Vous ne vous appelez pas Albert ?

– Non ! répondit-il en haussant les épaules. Moi, c’est Damien.

Le notaire replongea le nez dans le dossier.

– Un problème, maître ? demanda la fille.

– Vous, c’est Sophie, juste ?

– Oui.

– Ah, et vous voilà, « Mon fils Damien… ».

– Bon, et alors ?

– Je ne vois pas pourquoi il t’aurait laissé quoi que ce soit, de toute façon, Damien ! lança la sœur. Après que tu foutes le camp de la famille comme ça, pour aller vivre dans la boue avec ces cochons d’écolos !

– Elle va se calmer la bourgeoise, avec ses pulls à franges et ses jupes en mérinos ?

– Il semble que votre père ne vous ait rien laissé.

L’annonce fit l’effet d’une douche froide.

– Comment ça, rien ?

– Tout ce qu’il possède, il le lègue à un certain Albert. Vous ne connaissez pas cet Albert ?

– Non, dit Damien… On n’a aucun Albert dans la famille…

Sophie se redressa sur sa chaise, plaquant la main contre l’avant-bras de son frère.

– Merde ! C’est comme ça qu’il appelait son robot !

– Son robot ? Il avait un robot ? Il lui avait donné un prénom ?

– Oui, si tu t’étais un peu occupé de lui, tu le saurais !

– Et toi, si tu t’étais occupée de lui, ce n’est pas moi qui aurais reçu le coup de fil m’annonçant qu’il était mort !

– Bon, ça suffit ! grogna le notaire, qui commençait à perdre patience. Vous pouvez expliquer cette histoire de robot, Sophie ?

– Il y a six ou sept ans, on a acheté un robot domestique à papa pour l’assister au quotidien.

– Ceux qui font tout comme les humains, là ?

– Oui, il fait la cuisine, le réveille le matin, l’aide à se laver…

– Et quand vous dites « on a acheté » ?

– Mon mari et moi.

– Il faut vraiment être riche pour s’offrir des esclaves… dit Damien.

Le notaire ne prêta pas attention à lui.

– Votre père dit ici qu’Albert – ce robot, donc – a été la meilleure compagnie qu’il ait eue de toute sa fin de vie. C’est grâce à lui qu’il a continué à être actif, à aller se promener, à bien manger, à se sentir en sécurité. Il lui lègue tout.

– Mais… c’est impossible ! protesta Damien. Dites-moi que c’est impossible et qu’on ne peut pas faire hériter un robot !

– C’est vrai, quoi ! dit Sophie. Si c’est un robot, c’est un objet ! Donc on doit même hériter de lui !

– Je… je ne suis pas un spécialiste de la technologie, mais ce que vous me dites me paraît censé.

On frappa à la porte. Christine apparut.

– Monsieur, j’ai ici un avocat qui demande à vous voir pour le dossier Cambier.

Qu’est-ce qui allait encore se passer ?

– Faites-le entrer.

Un homme en costume noir et cravate jaune traversa la pièce, sacoche à la main. Il s’arrêta à côté des deux enfants Cambier, resta debout.

– Maître Goyer, je suis Gustavo Paleonni, je représente les intérêts du principal héritier de monsieur Gérard Cambier.

– Le… robot Albert ?

– Monsieur Albert, corrigea l’avocat.

Damien se leva de sa chaise.

– Bon, j’ai assez entendu de conneries comme ça aujourd’hui. On est des humains, et l’autre est une machine.

– Non. Monsieur Albert est un robot anthropomorphe de classe C, pourvu d’une conscience artificielle. Il a connaissance de sa propre existence et est capable de prendre des décisions par lui-même. Par exemple, il m’a engagé pour faire valoir ses intérêts. Concernant l’héritage, il y a un précédent ici, ici et ici.

Il jeta successivement trois dossiers sur la table.

– Je vais devoir examiner tout ça, dit le notaire.

– Vous êtes sérieux ? demanda Sophie.

Il la regarda, dépité.

– Hélas, je le crois bien. Rentrez chez vous, je vous recontacterai.

Dans un premier temps, ils refusèrent de s’en aller, puis comprirent qu’ils n’avaient pas le choix.

Le frère et la sœur se retrouvèrent à l’extérieur, bouleversés par ce qu’ils venaient d’apprendre. Ni l’un ni l’autre ne voulait croire à la possibilité qu’un robot puisse hériter des biens de leur père plutôt qu’eux-mêmes.

– Je ne sais pas ce qu’on peut faire pour essayer d’arranger les choses, dit Damien.

– On devrait peut-être prendre un avocat, nous aussi. Mais s’il y a des précédents…

Le frère soupira.

– Tout ça, c’est de ta faute ! Si ton bourge de mari et toi n’aviez pas acheté ce foutu robot…

– Oh, ça va ! Papa a vécu très heureux comme ça, ça lui a fait une compagnie.

– Et maintenant, nous voilà dans de beaux draps.

Ils restèrent un moment sans rien dire, puis Damien dit :

– Je crois que j’ai une idée…

– Quel genre ?

– S’il arrive malheur au robot… on redevient les héritiers, non ?

Sophie se mit à chuchoter.

– T’es malade ? Tu veux nous faire choper pour meurtre ?

– Relax… Il faut toujours que tu te stresses pour rien ! Ça reste un robot, non ?

– Oui, mais ces histoires de conscience artificielle…

– Oh, c’est n’importe quoi ! Qu’ils croient qu’un robot peut penser s’ils veulent, mais ils ne pourront pas nous reprocher de tuer une machine ! En plus, il dépense de l’argent pour payer l’avocat. Notre argent !

Sophie réfléchit un instant.

– C’est vrai que si Albert sort de l’équation… le problème se résout de lui-même.

– Viens, on prend un café. Je pense qu’on doit discuter.

Derrière sa fenêtre, le notaire vit s’éloigner les enfants Cambier côte à côte.

– Sacré client…

*

Il faisait nuit. Le luxueux 4×4 de Sophie ralentit à l’approche de la maison de son père. Sur le siège passager, Damien se moquait d’elle.

– T’étais obligée de t’habiller comme une cambrioleuse de film de gosse ? Tout en noir avec des gants et un bonnet, sérieusement ? Pourquoi pas un pull rayé et un bandeau sur les yeux, tant qu’on y est ?

– Je crève de chaud avec ce truc.

Elle arracha son couvre-chef et le lança sur la banquette arrière.

– Chez papa, c’est chez nous, je te rappelle.

– Oui, bon, ça va. On y est. On descend, on…

– Tu peux couper le moteur ? Ça tourne pour rien là.

– Tu me fais chier, Damien !

Elle tourna la clé.

– C’est quand même fou, il faut tout leur expliquer, aux riches.

Sophie inspira, résistant à l’envie d’empoigner son frère et de lui crever les yeux sur le champ.

– Je reprends, dit-elle. On descend, on va sonner à la porte.

– Non, on essaie notre clé d’abord. Il a peut-être encore la même serrure.

– Oui. Si ça ne marche pas, on sonne. Si on ne répond pas…

– On ouvre au pied de biche.

– Au pied de quoi ?

– Le bâton tordu dans le coffre, putain !

– Bon, j’en ai marre de ta grossièreté. On descend, on dégomme le robot, et je ne te revois plus avant le prochain rendez-vous chez le notaire, vu ?

– Là on est d’accord !

Ils se détachèrent.

Jusqu’à la porte d’entrée, Sophie tenta d’adopter une démarche discrète, bien pire que si elle avait avancé normalement. Avec son excès d’assurance et son pied de biche en main, Damien ne valait pas beaucoup mieux.

Par chance, leur clé tourna dans la serrure. La maison était calme et propre, comme si on y habitait toujours. Le frère et la sœur durent bien se l’avouer : ce robot faisait du bon travail.

– Où est-il ? demanda Damien.

– Dans la documentation, ils disaient qu’une fois le dernier propriétaire mort, ils font un grand nettoyage du lieu de vie et puis ils se mettent en veille. Ils refont le ménage une fois par semaine.

– Vu que tout est propre, il doit être en veille, là.

– Exactement.

– Tant mieux, ce sera encore plus simple de lui exploser la face.

Sophie jeta à son frère un regard réprobateur.

– Il doit être à la cave, sur sa station de branchement.

– C’est parti.

Ils descendirent les escaliers jusqu’au sous-sol. C’est là qu’ils le virent, accroupi, blotti contre son bloc de charge. Albert le robot avait la forme d’un adulte. Il portait des vêtements par-dessus son enveloppe métallique et ses articulations protégées par du silicone. Inerte, le robot prostré clignotait sur le côté pour indiquer la charge.

Damien avait craint, l’espace de quelques heures, devoir combattre une machine dans un affrontement épique. Il n’en était rien. Demandant à sa sœur de reculer, il serra le pied de biche et l’abattit encore et encore sur la carcasse métallique qui s’ouvrit, faisant jaillir des étincelles, déclenchant certaines articulations. Le bruit était infernal.

– Laisse-m’en un peu…

Au grand étonnement de son frère, Sophie prit le pied de biche et contribua au massacre du dernier aidant de leur père.

Après quelques coups, quand il ne resta plus rien de reconnaissable de l’androïde à part quelques éléments, elle lui rendit l’outil, couverte de sueur.

– Une bonne chose de faite, dit Damien. Vous l’aviez payé cher ce truc ?

– Cent mille.

– Quoi ? Mais quel scandale !

– Tu trouves toujours tout scandaleux, de toute façon… Allez, on remonte.

Alors qu’ils retournaient au rez-de-chaussée, ils commencèrent à se disputer pour savoir si oui ou non ils devaient saccager la maison pour faire croire à un cambriolage.

Ils en étaient arrivés au stade des insultes quand ils virent le notaire Goyer, assis dans son fauteuil roulant, au milieu du salon. Il les regardait d’un air sévère, papier à la main. À sa droite, debout, se tenait l’avocat d’Albert.

– J’ai du mal à croire que vous vous soyez fait avoir si facilement, mes enfants.

– Je… je ne vois pas de quoi vous parlez, dit Sophie.

– On a le droit de venir chez notre père après tout, continua Damien. C’est tout de même…

L’avocat tendit vers eux un petit écran. On les y voyait à la cave, en noir et blanc, vus en plongée depuis un angle du plafond, tabasser le robot de leur père jusqu’à ce qu’il n’en reste rien.

Le notaire lut :

« Maître, je ne crois aucun de mes enfants capable de gérer mon argent et mes biens avec sérieux, sans gaspiller ou tenter de se nuire l’un à l’autre. Aussi, je vous demande de bien vouloir procéder à l’expérience suivante.

Faites croire à mon fils et à ma fille que mon robot domestique, Albert, va hériter de mes biens à leur place. Faites bien tout ce qu’il faut pour rendre cela crédible. Avec un peu de chance, ils accepteront cette décision et décideront de faire la paix tous les deux. Dans ce cas, vous pourrez leur attribuer leur héritage à hauteur de 50 pour cent. Les connaissant, hélas, je doute qu’il faille vingt-quatre heures avant qu’ils ne prennent le risque de détruire cet élément gênant. Il n’y aura bien que pour cela qu’ils parviendront à s’entendre. S’ils s’exécutent et démontrent par ce fait à la fois du mépris envers mes dernières volontés, envers mes biens et l’un envers l’autre, alors léguez-leur le minimum légal, s’il y en a un, rien sinon, et distribuez le reste aux bonnes œuvres. »

Le notaire replia la lettre dont il avait lu l’extrait.

– Je dois vous avouer que je joue la comédie pour la première fois.

Damien échangea un regard avec sa sœur, puis parvint à demander :

– Et… l’histoire des précédents judiciaires ?

– Il n’y en a pas un seul. Les dossiers étaient vides.

– La conscience artificielle ? ajouta Sophie.

– On n’en est pas là ! Il n’y a que de l’IA faible dans ce robot, comme dans tout le reste.

Le notaire montra l’avocat.

– Et voici mon fils, Roger. Il est comédien et m’a coaché dans cette mascarade ma fois fort amusante. Si je puis dire, avec tout le respect pour votre père.

Le notaire rangea la lettre dans une poche intérieure et se dirigea vers la porte d’entrée, suivi par son fils.

– Je vous enverrai rapidement la paperasse, et fixerai un nouveau rendez-vous pour la signature.

Il faillit sortir, mais se retourna une dernière fois.

– Tant que j’y suis… n’oubliez pas de débrancher la station de charge à la cave. Il ne s’agirait pas que la maison prenne feu.


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