La normalité du Tellurien · #18/52

Comme tous les couples de leur âge, Robert et Laure rêvent d’adopter un petit extraterrestre. Le Tellurien qu’on leur présente semble de prime abord tout à fait normal. Peut-être un peu trop ?

Chacun assis sur une chaise inconfortable du bureau de l’agence d’adoption, Laure et Robert se tenaient la main avec angoisse. Face au couple, la directrice de l’agence était penchée en avant, scrutant leurs données personnelles sur la surface de son bureau, agrandissant du bout des doigts certaines de leurs photos.

– Vous formez un beau couple, dit-elle enfin en se redressant, étirant sa bouche liftée en une ébauche de sourire.

Laure et Robert échangèrent un regard et pouffèrent de soulagement.

– Eh bien… merci, dit Robert.

– Néanmoins, poursuivit la directrice, je doute que nous puissions satisfaire votre demande.

Elle se leva de son siège design et circula dans la pièce immaculée, entièrement vitrée. Dans sa combinaison synthétique aux emmanchures en polyéthylène, elle semblait appartenir au décor, comme si elle ne pouvait exister qu’ici, entre ces murs.

– Pourquoi pas ? demanda Laure.

– Je suis désolée… nous n’avons plus d’enfant correspondant à vos critères.

– Comment est-ce possible ? insista Robert. Nous sommes en procédure depuis des semaines !

La directrice haussa les épaules et répondit en tournant le dos à ses interlocuteurs.

– Les couples sont de plus en plus nombreux à vouloir adopter un petit extraterrestre. Surtout un Martien. Aujourd’hui, la demande est si forte que si aucun enfant n’est disponible pour l’adoption au moment où votre dossier est validé, vous êtes placés sur une liste d’attente.

– Et… quel est le délai ?

– Actuellement, pour des Martiens en bas âge, environ quatorze ans.

– C’est absurde ! s’écria Robert. Tous nos amis sont parents ! On ne va quand même pas rester les derniers sans enfant !

Laure posa une main sur la cuisse de son mari et demanda :

– Est-ce que nous avons des alternatives ?

– Eh bien, vous pourriez procréer vous-mêmes.

– Et enfanter un Terrien ? s’offusqua Robert. Vous n’y pensez pas !

– Et pour détruire mon corps ? ajouta Laure. Alors là, non !

– Bon, alors vous pourriez adopter un petit humain.

La directrice ne fut pas étonnée de l’agacement assumé de Robert. Les extraterrestres avaient la cote. Tous les couples de la néobourgeoisie eurasienne raffolaient des bambins alien qu’ils élevaient moitié comme leur enfant, moitié comme un animal de compagnie. Ils trouvaient une immense satisfaction dans le fait de se sentir supérieur à leur race, de découvrir leurs similitudes avec le genre humain. En adoptant outre Terre, ils se distinguaient du reste du monde à deux titres : en conservant leur corps intact de toute grossesse ou intervention, pour les mères, et en éliminant une part non négligeable de fatigue physique et nerveuse pour les pères, ce qui augmentait leur chance de prolongation de la vie aux meilleures conditions.

Depuis la conquête de l’espace, les nouveau-nés arrivaient par cargos entiers de tout le système solaire et offraient à leurs heureux propriétaires-parents la satisfaction égoïste d’avoir un enfant différent des autres, ce qui leur donnait une nouvelle cause pour laquelle lutter.

La directrice avait monté cette agence des années auparavant, dans l’espoir d’aider la science à progresser et les parents incapables d’avoir des enfants à participer à une expérience interespèce inédite. Le résultat des courses était dans son bureau avec elle : des couples de monsieur et madame Parfait qui rêvaient d’avoir un petit Martien comme leurs amis, histoire de donner du sens à leur vie cupide et égoïste.

Savaient-ils seulement que les « Martiens » ne venaient pas de Mars, mais n’y étaient qu’en transition ? Ils venaient en fait de Titan, la lune de Saturne, et transitaient par la Planète Rouge pour finalement arriver sur Terre.

– Je ne peux rien faire de plus pour vous, dit-elle, de moins en moins capable de cacher son antipathie.

– C’est honteux !

Robert et Laure se redressèrent.

– Nous allons filer droit vers vos concurrents ! Quand je pense que nous avons payé des centaines d’ourals en frais de dossier !

Le couple finit par quitter la pièce en claquant la porte. Épuisée, la directrice se laissa tomber au fond de son fauteuil.

Une sonnerie retentit, illustrée par des vaguelettes vertes qui ondulaient en rythme à la surface de son bureau. Pivotant sur son siège, elle plaça la paume sur le meuble.

– Oui ?

– Madame, je vous transmets le…

« Madame ». « Madame la directrice ». À quel moment Claire avait-elle perdu son identité pour sa fonction ? Elle observa l’absence de cadres sur son bureau. Elle n’avait personne dans sa vie, et pas d’enfants bien qu’elle ait passé sa carrière entière à en trouver pour les autres. Le désir égoïste de cette femme et de cet homme qu’elle venait de recevoir l’avait retournée. Leur attitude avait quelque chose d’abject.

La directrice interrompit son interlocuteur :

– Dites-moi… on a encore le Tellurien ?

– Eh bien… naturellement.

– S’il est au centre, je passerai le prendre aujourd’hui. J’ai une famille pour lui.

– Une famille pour le… Vous êtes sûre ? Le parlement n’a pas encore validé le…

– Ils le valideront plus tard. Rien ne nous interdit à le donner à l’adoption.

– Mais on n’est même pas sûr qu’il vienne bien de Tellure.

– Allons, vous savez comme moi les couples qui viennent nous voir n’en ont rien à cirer. Je les convaincrai de participer à l’expérience. Prévenez le comité scientifique.

Il y eut un silence. Puis la voix dit :

– Très bien. Passez prendre le petit Tellurien quand vous voudrez.

Sans attendre, la directrice rappela Laure et Robert. Ils n’étaient même pas encore arrivés chez eux quand on leur annonça qu’on avait peut-être un enfant pour eux. Claire leur donna rendez-vous au centre une heure plus tard.

*

– Je m’attendais à vous retrouver dans une sorte d’orphelinat, pas dans un bâtiment militaire.

– Et que des petites filles fassent le ménage en chantant ? Monsieur, nous faisons adopter de jeunes extraterrestres. Nos activités sont très surveillées.

Laure et Robert marchaient côte à côte, suivant la directrice dans des dédales de couloirs interminables. Ils étaient en béton, un matériau qui avait presque disparu et où leurs apparats synthétiques semblaient presque anachroniques.

Enfin, ils purent pénétrer dans une pièce gardée par un soldat. La directrice plongea les bras dans un landau rudimentaire et en ressortit un bébé enveloppé dans une couverture, qu’elle tendit au couple. Laure saisit l’enfant et écarta le tissu.

Il était petit, rose, joufflu. Il bavait et fixait les deux inconnus avec des yeux humides.

– Mais… c’est un bébé ! dit Laure. Un bébé humain, je veux dire !

– On n’adopte pas un extraterrestre pour finir avec un bébé ! ajouta son compagnon.

– Il s’agit d’un Tellurien. Du nom de Tellure, une petite planète naine de la ceinture de Kuiper.

Laure n’en revenait pas.

– C’est incroyable, à quel point il ressemble à un… à un…

– Est-ce que nous pourrions en rencontrer plusieurs pour nous décider, ou pour choisir ? demanda Robert.

– Malheureusement, ce ne sera pas possible. Il n’y a qu’un seul Tellurien disponible, et c’est celui-ci.

– Vous voulez dire qu’il faut se décider tout de suite ?

– Si ce n’est pas vous, ce sera quelqu’un d’autre. Nous vous proposons ici de participer à une expérience unique.

– Comment ça ?

– Ce n’est pas exactement le seul Tellurien qu’il nous reste. C’est le seul Tellurien tout court.

Cette information fut marquée par un silence.

– Ça veut dire qu’on pourrait devenir célèbre… finit par murmurer Laure.

– Attends… tu ne veux pas qu’on en discute ?

– Nous étions déjà sûrs de vouloir adopter un alien… pourquoi pas celui-ci ? Je n’ai pas envie de devoir attendre quatorze ans !

– OK, capitula Robert.

Il se tourna vers la directrice :

– On le prend.

*

Jamais Laure et Robert n’auraient dû accepter.

Lors des premières semaines, ils crurent d’abord avoir véritablement affaire à un humain. Le petit pleurait toutes les nuits, sans exception. Les parents parvinrent à tenir les premiers jours, retrouvant de l’énergie en savourant l’enthousiasme de leurs amis face à cet être dont la curiosité principale était qu’il n’avait rien de curieux.

– Et ça, ça n’est pas un humain ? leur demandait-on fréquemment.

Et ils étaient fiers de répondre que non, qu’il s’agissait d’un Tellurien.

Les semaines passèrent les unes après les autres, puis les saisons. Il n’y eut bientôt plus aucun doute quant à la nature extraterrestre du Tellurien : il ne grandissait pas.

Un matin, Claire rendit visite au couple pour prendre des nouvelles du jeune alien. Robert avait pris dix ans. Le père fut tout étonné d’apprendre que l’adoption avait déjà eu lieu un an auparavant.

– C’est fou… cela fait un an et il n’a pas grandi d’un millimètre.

Cela faisait douze mois que Laure et lui se coltinaient un bambin, bloqué à l’âge le plus dépendant qui soit chez l’humain. Ils étaient condamnés à sacrifier leur vie pour lui, jour après jour, sans fin.

– Vous nous avez piégés ! dit Robert à la directrice.

– Je vous en prie. Vous avez accepté de participer à cette expérience en adoptant cet enfant.

– Ce n’est pas un enfant, c’est un monstre !

Laure apparut dans la pièce les cheveux en désordre, deux fentes à la place des yeux.

– Vous… commença-t-elle en pointant la directrice du doigt. Vous alors… vous avez détruit notre vie.

– Vous l’avez voulu, vous l’avez eu ! Vous voulez peut-être qu’on le reprenne.

– Mais vous êtes dingue ! C’est notre enfant, maintenant !

Robert se leva.

– Sortez, madame. On ne veut plus vous voir ici. Vous avez profité de nous pour vous débarrasser de ce gosse, en nous faisant payer le prix fort par-dessus le marché ! Vous n’êtes pas la bienvenue ici !

Il souleva Claire par le bras et la poussa sans ménagement jusqu’à la sortie. Elle ne protesta qu’à moitié. Arrangeant ses cheveux après s’être fait évincer, la directrice plaqua l’oreille contre la porte. Laure et Robert avaient commencé à se disputer. Le petit pleurait.

Claire sourit et passa un coup de fil en s’effleurant le bord de l’oreille. Une voix masculine décrocha.

– Oui ?

– Je pense qu’ils sont mûrs.

– Ils sont à bout, nerveusement ?

– Et physiquement.

– La reproduction pourrait-elle avoir lieu ?

– Je le crois.

– Nous ne pouvons faire qu’attendre. C’est du bon travail.

Claire raccrocha et rentra chez elle.

Robert faisait les cent pas dans le salon, son bébé hurlant dans les bras. Laure était dans la chambre, roulée en boule dans les draps du lit, un oreiller sur la tête.

– Je n’en peux plus, je n’en peux plus, je n’en peux plus !

Il porta le bébé à bout de bras et lui cria, commençant à le secouer :

– Je veux dormir, tu comprends ça ? Hein ?

Il entra dans une rage folle.

– Pas étonnant que ton espèce ait disparu de ta planète de merde ! Il va falloir qu’on t’y renvoie ! Espèce d’erreur de la nature !

Dans ses mains, vêtu d’une petite combinaison en peau de pêche, le Tellurien commença à sourire, puis à rire.

– C’est qu’il se fout de ma gueule en plus !

Robert se mit à imiter le bébé en train de pleurer, grimaçant la bouche ouverte. C’est alors que d’un coup, d’un seul, tel un caméléon, le bambin lança sur lui une longue langue gluante qui fila droit dans ses voies respiratoires. Robert se sentit étouffer, mais il ne parvenait pas à retrouver de l’air. Il tenta de mordre la longue langue qui le reliait à l’enfait mais rien n’y faisait, elle était dure comme un câble électrique.

Le père tomba à genoux, sentant d’abord des picotements se répandre dans le fond de la gorge, puis sa vision devenir trouble.

Laure apparut dans la pièce, la mine épuisée. Elle se figea lorsqu’elle vit, dans le salon, son mari prostré sur le sol et dont le corps avait commencé à se recouvrir d’une espèce de peau dure et brillante, la bouche reliée par un fil collant à celle de son bébé, qui se tenait debout sur ses petites jambes arquées et la regardait droit dans les yeux.

– Oh mon dieu…

Le Tellurien récupéra sa langue et avança vers sa mère comme un petit monstre dans un cauchemar de jeune fille. Laure hurla, recula, mais le bébé lança sur elle son appendice dégoulinant de salive, l’atteignant en un éclair en pleine bouche, comme Robert qui n’était maintenant plus qu’un énorme cocon sur le tapis.

Laure se sentit étouffer, puis ses forces la quitter. Son dernier regard se porta sur l’enfant qu’elle avait voulu sien et qui se tenait maintenant là, prêt, elle le savait, à lui ôter la vie. Pour la première fois depuis le début, elle le trouva grandi.

*

Claire frappa trois fois à la porte. C’est un jeune garçon d’environ cinq ou six ans qui ouvrit. Il était nu.

– Bonjour, dit la directrice. Tes parents sont là ?

L’enfant ne parla pas, mais fit oui de la tête.

– Je peux entrer ?

Il s’écarta pour la laisser passer. Elle pénétra dans le salon de Laure et Robert en se frôlant l’oreille pour émettre immédiatement son appel.

Au milieu du salon, deux immenses cocons parfaitement lisses étaient posés sur le sol. Claire s’agenouilla, enfila des gants et frappa la surface dure. Un bruit lui répondit. Il y avait quelque chose à l’intérieur.

– La dégénérescence est peut-être déjà terminée, dit-elle au téléphone.

– Alors ouvrez. L’enfant est-il en bonne santé ?

Avant de plonger la main dans la seule partie molle du cocon, elle se retourna. Le garçon avait maintenant l’air d’avoir sept ou huit ans.

– Oui. Il grandit à vitesse habituelle.

– Parfait.

La directrice perça le cocon du poing et y enfonça les mains. Elle saisit la petite masse mouvante qu’elle y sentait et l’arracha dans un bruit gluant. C’était un petit garçon, du moins en apparence. Elle le posa sur le sol et fit pareil avec la deuxième chrysalide, pour en sortir une petite fille.

– Les deux nouveaux petits Telluriens ont l’air en bonne santé, eux aussi.

– Vous nous les ramenez ?

– Dès que je les aurai nettoyés.

La directrice partit à la salle de bains. Elle y fut rejointe par un préadolescent qui la regarda faire.

Claire observa un court instant son reflet dans le miroir. Elle laissa apparaître le bout de sa longue langue, puis la rétracta.

– Maintenant nous sommes deux, dit-elle à l’adolescent.

– Non, répondit-il, utilisant sa voix pour la première fois.

Il pointa du doigt les deux bébés qu’elle tenait dans les bras.

– Nous sommes quatre.


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