Suivre les plans · #39/52

La perfection existe. Sur une autre planète. Dans une autre dimension.


Tout avait disparu. En pleine circulation, j’avais vu mon environnement s’évanouir, s’affaisser autour de moi. J’avais perdu pied pour sombrer dans le noir total, victime d’un malaise que je ne m’expliquais pas. Je n’avais rien entendu, ni crissement de pneus, ni coups de klaxon, ni cris, ni choc. Le volant m’avait simplement échappé des mains comme du sable, et je m’étais senti tomber, impuissant, mais étonnamment conscient du phénomène.

Je me réveillai d’un sommeil sans repos, la tête lourde, dans un environnement sans odeurs. Où étais-je ?

Pas de route, pas de trottoir, pas d’arbres. Je me rappelais clairement m’être endormi… où était ma voiture ?

Je fis quelques pas, mais il n’y avait rien qui me permette de me repérer. La ligne d’horizon, étonnamment prononcée, était la seule chose que je puisse voir tout autour de moi. J’observai alors le sol, lisse, sans la moindre texture. Des choses y étaient peintes ! J’identifiai une route, du gazon, des arbres, des bâtiments… le tout en vue du dessus, sous mes pieds. C’était comme se tenir debout sur une gigantesque sphère de verre contre laquelle on aurait projeté une vue satellite de la Terre.

– Bienvenue.

Je sursautai. La voix était venue de mon dos. Une femme se dressait là, à quelques mètres à peine, seul élément vertical à la ronde.

– Bonjour, formulai-je par réflexe.

Quelque chose me gênait dans les traits de son visage, quelque chose de difficilement explicable. Elle semblait trop parfaite sans pour autant être belle.

– Bienvenue, répéta-t-elle avec bienveillance. Je suis très intimidée à l’idée de vous rencontrer.

– De me rencontrer ?

Qu’est-ce qui n’allait pas dans ce visage ? Qu’est-ce qui me perturbait autant ? Il me fallut à peine une seconde de plus pour mettre le doigt sur le problème : elle était parfaitement symétrique.

– Vous savez où on est ? lui demandai-je.

Elle sembla étonnée par la question.

– Vous… vous ne vous reconnaissez pas ?

Un instant, je pensai ne pas m’être réveillé. Est-ce que j’étais mort ? Je balayai la question de mon esprit et fit quelques pas sur la droite, observant les motifs sur le sol. Je reconnus un peu plus loin, projeté en vraie grandeur sous mes pieds, l’hôpital où je travaillais.

– C’est une image de l’endroit où je…

En me tournant vers mon interlocutrice, je sentis mon estomac se nouer. Vue de biais, elle n’avait pas d’épaisseur. Elle était comme une projection, un humain dessiné sur une feuille de papier tenue à la verticale. Elle pivota dans ma direction, et l’illusion fit effet à nouveau. Je devais forcer le regard pour parvenir à la voir comme elle était, projetée dans un plan vertical, et pas comme elle se présentait à moi. La dernière fois que j’avais eu cette sensation, c’était à l’école, quand je regardais, sur une feuille, la représentation d’un cube.

– Vous n’êtes pas vraiment là, c’est ça ?

Sa parfaite symétrie me sautait aux yeux.

– Vous n’êtes pas humaine non plus, hein ? Juste un avatar ! Qu’est-ce que c’est que ça, vous voulez de l’argent ? C’est un enlèvement ?

– Calmez-vous, s’il vous plaît.

Il n’y avait rien de menaçant dans son attitude, mais cet environnement ouvert, vide de tout, commençait sérieusement à m’angoisser.

Une autre voix s’éleva, coupant net ma montée d’agressivité.

– Qu’est-ce qui se passe ?

Une femme venait d’apparaître sans un bruit, comme si elle avait toujours été là. Je tournai sur moi-même et découvris d’autres personnes de tous âges, une douzaine en tout, observant l’absence de décor, agitées, étonnées de leur présence ici. Toutes parlaient ma langue.

– Bienvenue, répéta encore notre hôte.

– Ça n’est qu’une image ! criai-je en avançant vers elle.

Lorsque je la poussai, je fus surpris de rencontre un obstacle et de la voir trébucher en arrière. J’étais persuadé de passer au travers.

La femme tomba à la renverse. Elle roula sur elle-même pour se relever, dévoilant son absence d’épaisseur. Elle n’était qu’un être plan, avec un avant, un arrière, mais pas de profondeur.

Personne ne bougeait plus à présent, pétrifié par cet être gémissant en train de se redresser.

– L’agressivité n’est pas nécessaire, nous venons avec les meilleures intentions.

– Vous venez…

– Nous venons de loin, mais notre façon de mesurer l’univers vous serait difficilement perceptible. Comme vous vous en rendez compte dans cette projection, nous vous ressemblons beaucoup… mais nous n’avons que deux dimensions. Nous avons fait de notre mieux pour que cet endroit soit similaire à votre monde qui en comporte trois.

J’observai les réactions des autres autour de moi, incapable de dire quoi que ce soit. Fallait-il croire à cette histoire ? Vraisemblablement, quelqu’un se posait moins de questions que moi, car j’entendis critiquer la zone lisse sur laquelle nous nous trouvions.

– Je suis désolée. Nous faisons de notre mieux pour satisfaire vos besoins de dimension trois. Mettez-vous à notre place… si vous deviez concevoir un monde à quatre dimensions, il ne serait sans doute pas parfait.

Ce fut soudain comme si les lumières s’éteignaient et se rallumaient. Au retour de la clarté, il y avait du relief autour de nous. Ou plutôt… des éléments plans placés à la verticale, comme ces personnages que je découpais à l’arrière des boîtes de céréales dans mon enfance pour les installer dans des décors.

– C’est mieux ? demanda l’extra-terrestre.

Il n’y eut pas d’autre réponse que des regards étonnés, perdus. Un homme tomba à genoux devant elle comme devant une apparition de la Vierge.

– Merci, gémit-il. Merci de m’avoir choisi !

– Nous n’avons choisi personne, répondit-elle. Vous avez été sélectionnés au hasard dans une même zone de façon à ce que vous puissiez communiquer. Nous vous savons simplement tous sans attaches vis-à-vis de votre monde.

Ces gens étaient-ils décidés à la croire sur parole ?

– Que faisons-nous là ? demanda quelqu’un.

– Nous vous proposons de vous ramener chez nous, de vivre avec nous. Nous avons recherché des semblables partout dans l’univers durant des millénaires. Vous avoir trouvés, rejoints, et vous ramener sont des exploits phénoménaux.

Elle poursuivit son discours. Son espèce était exactement pareille à la nôtre, exception faite de la perfection absolue de la nature environnante et de leur morphologie symétrique. Sans parler du fait que ces êtres n’aient que deux dimensions.

– Nos technologies avancées nous permettent cette communication dans votre langue, avec un décalage si infime qu’il vous est imperceptible. Elles pourront aussi faire en sorte… de vous aplanir.

– Nous aplanir ?

– C’est une procédure irréversible, dit-elle encore.

C’est là que je décidai d’intervenir.

– Honnêtement, de la part d’une espèce civilisée, j’ai du mal à comprendre que vous procédiez à de tels enlèvements. On n’a pas eu le choix.

– Vous avez raison.

Elle tendit son bras plat vers la droite. Sur le sol, un peu plus loin, se trouvait un grand cercle blanc.

– Si vous vous tenez dans ce cercle, vous regagnerez votre monde instantanément, comme vous l’avez quitté. Vous n’aurez aucun souvenir de cette entrevue, et vous passerez probablement les deux ou trois mille prochaines années à rechercher des interlocuteurs dans l’univers avant même de devenir capable d’explorer les dimensions supérieures ou inférieures à la vôtre. Restez ici, et vous gagnerez notre propre planète, où vous vivrez adulés, respectés et deviendrez des icônes pour l’éternité.

– Est-ce que la médecine a progressé, chez vous ? demanda un homme.

– Elle a tant progressé que la mort n’existe plus que par choix.

– Est-ce qu’on aura vraiment droit à toute cette reconnaissance ?

– Imaginez un peu ce que vivrait un être pacifique et intelligent, venu d’ailleurs, sur votre propre planète.

– Moi, je m’en fiche ! cria une femme.

Elle courut droit vers le cercle, mais rien ne se produisit.

– J’oubliais, dit l’hôte. Nous ne pouvons pratiquer qu’un seul rapatriement, et pour respecter l’harmonie naturelle de notre environnement, vous devez rester douze. Autrement dit, soit vous restez tous, soit vous partez tous.

– Je veux partir ! dit celle qui s’était ruée sur la sortie.

– Vous ne vous rendez pas compte, lui dit quelqu’un. Ça ne se représentera peut-être plus jamais, une occasion pareille !

Le groupe fut pris dans un débat houleux. Deux hommes faillirent se battre, je dus en ceinturer un pour éviter la chose. Les femmes n’étaient pas en reste.

– Je ne comprends pas, finit par dire l’hôte. Tous arguments soigneusement examinés, nous suivre sur notre planète est de loin l’option la plus logique. Faites-vous souvent preuve d’une telle irrationalité ?

– Oh, c’est pas pour dire, mais fermez votre gueule !

– J’imagine que la bimbo, ça l’intéresserait bien de devenir parfaite et d’avoir droit à de la reconnaissance, hein ?

– Mais je vous emmerde !

– Vos gueules !

*

– Comment se passe le voyage ?

La voix de Shonir avait fait sursauter Damia. Il venait d’apparaître dans son plan, juste à côté d’elle. Les Terriens étaient trop occupés à se disputer pour l’avoir remarqué.

– Ils sont horribles.

– Allons ! Ils sont censés être comme nous…

– Comme nous, oui… mais à quelle époque ?

Elle enfouit son visage dans ses mains bidimensionnelles.

– Regarde-les, Shonir ! des bêtes ! des monstres ! Voilà les créatures les plus intelligentes que nous ayons trouvées.

– À ce point ?

– Oh, ils ont parlé du passé, figure-toi. Du passé de leur planète ! Si tu savais la moitié des choses qu’ils ont racontées là ! J’ai peur… j’ai peur qu’ils importent leur violence.

– Damia, nous sommes au-delà de ça…

– Et puis regarde comme ils sont laids et difformes…

Ses propos la surprirent elle-même.

– Tu m’entends parler ? Je deviens déjà comme eux !

– C’est vrai qu’ils ne sont pas exactement… comme nous.

Les deux êtres coplanaires se regardèrent en coin.

– On n’a pas le choix…

– Quel gâchis…

*

Un klaxon me réveilla. Je redressai vite le volant pour rester sur ma bande. Je m’étais assoupi, ça ne m’arrivait jamais d’habitude. J’éprouvais une drôle de sensation, comme stressé après un cauchemar.

Je regardai l’heure sur le tableau de bord, puis à ma montre. Elles étaient décalées d’une bonne demi-heure. Bizarre.


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