Abyssal · #32/52

Kathleen a parcouru des milliers de kilomètres pour se rapprocher du point Nemo, là où tous les objets spatiaux s’échouent, en plein cœur du Pacifique. Quelles surprises l’île Pitcairn lui réserve-t-elle ?


Kathleen étouffait dans son sac de couchage. Dans l’obscurité, elle parvint péniblement à s’en extraire et l’envoya valser dans le noir. Désormais allongée sur son tapis de sol, elle sursauta en entendant claquer la porte de l’église, qui s’était ouverte puis refermée brusquement, poussée par le vent.

– Fuck…

Kathleen se leva pour de bon. Le vent à l’extérieur, la chaleur à l’intérieur… le climat des îles Pitcairn ne convenait pas le moins du monde à la Londonienne. Après avoir enfilé un short par-dessus ses sous-vêtements, une lampe torche entre les dents, elle chaussa des sandales et sortit dans la rue principale d’Adamstown.

Les soixante-sept habitants de l’île dormaient certainement, eux. Kathleen marcha, mains dans les poches, découvrant au fil de l’habituation de ses yeux à l’obscurité la découpe nette de la silhouette des maisons en bois de la modeste capitale. Le vent la fit frissonner et elle savoura cette sensation fraîche sur la peau. Elle descendit ensuite sur la plage et se campa sur une roche, face à l’océan Pacifique. La première terre qu’elle pourrait rencontrer si elle fonçait en ligne droite à partir de là était le Pérou, à presque six mille kilomètres. Pitcairn était l’une des îles les plus isolées du monde.

– Vous ne devriez pas dormir ?

Le vieux Herman avançait vers elle. À chaque pas, elle pouvait distinguer de nouveaux détails de son visage ridé. Il portait la même chemise trop grande que celle du jour où elle avait débarqué sur l’île, la semaine d’avant, et que tous les autres moments où elle l’avait croisé. Plus tôt dans sa vie, son corps avait dû remplir le vêtement, mais le vieil homme n’était sans doute plus aussi bien portant qu’avant. Il lui tendit sa main d’ancêtre, elle la serra chaleureusement.

– Difficile de dormir avec ce vent et cette chaleur.

– Désolé de l’apprendre, docteur. Je vous inviterais bien à dormir à la maison, mais je n’ai pas vraiment la place. L’église est vraiment ce qu’on a de plus confortable.

– Je sais, il n’y a pas de problème.

Il avait dû lui répéter au moins dix fois. Elle avait arrêté de compter.

– L’expédition a lieu demain, alors ? demanda-t-il.

– Oui… L’équipe est en route depuis Mangareva, ils arriveront demain avec le bateau.

Le vieux ricana.

– Vous êtes fous, vous les scientifiques. Venir vous perdre ici pour voir un foutu bout de métal rouillé, brûlé…

– On a besoin de faire des tests sur ces débris. En admettant que c’en soit bien un.

– Nous ne sommes pas plus des menteurs qu’ailleurs, vous savez.

Les habitants de Pitcairn étaient les descendants directs des marins mutins du Bounty et de leurs femmes tahitiennes, échoués dans la région des siècles plus tôt. Le vieux semblait se demander si la Londonienne ne les prenait pas pour des arriérés. Elle tenta de le rassurer sur ce point ; la réponse eut l’air de convenir au vieillard.

– Allez dormir, docteur, lui dit-il avant de s’éloigner. Vous en aurez besoin.

Kathleen sourit. Elle chassa l’arrière-pensée qui lui murmurait que le vieux devait la surveiller pour avoir repéré qu’elle avait quitté l’église. C’était juste un grand-père attaché à son île qui souffrait d’insomnie. Elle ne pouvait pas lui en vouloir de se montrer observateur, lui qui n’aurait probablement pas croisé plus d’une centaine d’humains de toute sa vie. Un visiteur, c’était une source d’attraction.

Kathleen resta encore un moment seule face au tumulte des vagues, pensant fort au lendemain. De retour à l’église, l’air du large dans les narines, elle s’endormit sans encombre.

*

On n’avait pas dit à Kathleen qu’il lui faudrait traverser l’île à pieds. Pitcairn avait beau être minuscule, la marche en forêt tropicale restait une épreuve pour les non-initiés. La chaleur était insoutenable. L’humidité encore plus.

Devant elle, le guide local, un neveu du vieux Herman, racontait avec enthousiasme l’histoire récente des lieux.

– Il y a quelques dizaines d’années, il n’y avait presque plus de végétation naturelle, par ici. Il n’y avait plus que des cultures d’ananas… Redonner vie à la jungle a été un gros travail.

– Oui… grogna Kathleen, à bout de souffle, des racines entravant sa progression. Quelle bonne idée !

Derrière elle, trois hommes traînaient la patte, sac sur le dos. C’était une équipe néo-zélandaise qui avait atterri à Mangareva et l’avait rejointe par bateau le matin même. Kathleen était assez fière de ne pas être celle qui souffrait le plus de cette marche courte, mais intense.

– Vous avez grandi à proximité d’une forêt, Kathleen ? lui demanda le docteur Campbell, de la sueur lui dégoulinant des tempes jusqu’au menton.

– J’ai vécu à Londres toute ma vie.

Le chimiste haussa les sourcils et soupira en guise de réponse.

Le petit groupe atteint bientôt une minuscule clairière en bordure de laquelle était installée une habitation. La maison était une sorte de patchwork, comme un assemblage de plusieurs abris fabriqués dans des matières différentes. L’ensemble était coloré, quoique terni par la mousse, la rouille et le soleil.

Un homme sortit en les entendant arriver. Il avait la quarantaine, des traits polynésiens, fumait la pipe et portait un t-shirt rose pâle avec une planche de surf en imprimé. Était-ce ce type-là qu’ils étaient venus voir ?

– On n’a marché que trois kilomètres, vous le croyez ça ? soupira un des Néo-Zélandais.

Le guide et l’homme en rose discutèrent dans un mélange d’anglais et de langue locale, un charabia incompréhensible pour Kathleen. Les yeux de l’homme se posèrent sur elle plusieurs fois tandis qu’il hochait la tête.

– Il va nous montrer. C’est un peu plus loin dans la forêt, derrière la maison.

– Oh grand dieu… râla le docteur Campbell.

La petite troupe suivit son nouveau guide, écartant les branches, jusqu’à arriver quelques mètres plus loin à peine.

Il était là, cabossé, rouillé, à moitié carbonisé : un morceau de station spatiale, un fragment de tôle de trois mètres de long pour un de large, courbé, posé dans la végétation comme une vieille barque.

– Mais c’est un très gros fragment ! s’étonna un des scientifiques.

Ils s’approchèrent, passèrent les doigts sur la carcasse.

– Je ne savais pas qu’il était si grand… dit Kathleen, confuse.

– Vous avez fait des milliers de kilomètres jusqu’à l’endroit le plus isolé de la planète pour venir voir un débris de taille inconnue ? ironisa le guide.

– C’est sa nature qui nous intéresse, pas sa taille. Mais là… il est beaucoup trop grand. Comment a-t-il pu le transporter ?

Le neveu d’Herman répéta la question dans son dialecte. La réponse vint, fut traduite à son tour.

– Il l’a mise sur son bateau.

– Sur son bateau ? mais depuis où ?

– Il dit qu’il ne sait plus.

Quelque chose n’allait pas. Le docteur Campbell s’en rendait compte, lui aussi.

– Le point Nemo est à au moins mille kilomètres d’ici, non ?

– Deux mille cinq cents, corrigea Kathleen.

Les satellites, les capsules, les stations spatiales… tout ce matériel de haute technologie, une fois hors d’usage, quittait son orbite et venait s’écraser sur Terre à un seul et même endroit : le point Nemo, en plein milieu du Pacifique. L’archipel de Pitcairn était la terre habitée la plus proche. Que des débris de petite taille se retrouve aussi loin du point d’impact, pourquoi pas ; ils pouvaient toujours se décrocher plus tôt de leur structure, dériver avec le vent, ou être portés par les vagues. En revanche, un morceau de cette taille… c’était impossible.

– Dites-lui d’essayer de se souvenir il a repêché ce débris, insista Kathleen. Et nous, il faut qu’on identifie à quel engin il a appartenu, qu’on comprenne la trajectoire qu’il a opérée, qu’on…

– C’est bizarre, mon appareil déconne.

Un des acolytes de Kathleen, accroupi à côté du débris, sonde optique branchée dessus, fronçait les sourcils.

– Il déconne comment ?

– Il refuse de me dire en quel alliage c’est fait.

– Ce n’est pas à cause de la rouille ?

– Non, non.

Kathleen demanda au guide un objet en métal. Il portait un couteau à sa ceinture, elle le tendit à son collègue qui y brancha la sonde.

– Alors ça… ici ça fonctionne ! Acier inoxydable, et il me donne tous les composants.

– Mais qu’est-ce qu’il indiquait avec la carcasse ?

– « Alliage inconnu ».

Il y eut une seconde de silence.

– Comment peut-il y avoir un alliage inconnu ?

– L’appareil compare ce qu’il observe à une base de données. S’il dit « inconnu », c’est juste qu’il faut faire plus de tests pour trouver la composition la plus apparentée. Ce qui m’étonne, c’est que toutes les données de tous les engins qu’on a mis dans l’espace sont dedans…

Tous les yeux se fixèrent sur le morceau de métal.

– Il n’y a… aucune hypothèse plus parcimonieuse que celle-là ? demanda Campbell.

– Il y en avait une… c’était que l’appareil de Steward ne soit pas en état de marche. Et il l’est, on vient de vérifier.

– Mon dieu…

– Dites à notre hôte qu’il va vraiment falloir qu’on emporte cette tôle avec nous, s’il vous plaît.

*

Des voiles immenses portaient le Bounty sur les flots bleus du Pacifique. Le décor ambiant, avec son climat chaud et ses eaux colorées, n’était paradisiaque pour personne à bord. Sur le pont, on avait lié des hommes pieds et poings, et mis leurs femmes à l’écart. Le capitaine Bligh les observait, stressé, suant dans le somptueux costume que la Royal Navy lui faisait vêtir. Ses marins les contournaient, les giflaient s’ils osaient les regarder.

Ces hommes n’en étaient pas. Ces hommes n’en étaient plus. Quelques jours plus tôt, alors que le Bounty naviguait plus loin, une partie de l’équipage avait décidé de manger le fruit de leur pêche, des poissons étranges que le cuisinier lui-même n’avait jamais vus, ni aucun autre marin depuis le début du voyage. Le capitaine les avait mis en garde, mais rien, sinon le vin peut-être, n’arrête un homme affamé. À bien y songer, la pêche avait eu lieu après que des lumières étranges, comme un orage sans tonnerre, aient embrasé la nuit.

Le repas terminé, les marins avaient été pris de fièvre, mais le médecin ne leur avait rien trouvé. Leur comportement avait changé, une fois remis. Ils étaient devenus forts, brusques, violents même. Ils avaient adopté un langage étrange et il avait fallu au moins trois jours pour qu’ils ne parviennent à reparler anglais. Ils s’étaient battus à bord, jusqu’à ce qu’on les maîtrise et les attache. Le capitaine lui-même avait failli y passer. Un mousse était mort pour le sauver d’un assaut, le gosse avait douze ans à peine.

Le capitaine avança vers celui qui se prétendait être le chef des autres. Celui qui lui avait dit venir d’ailleurs, refuser de reconnaître la Couronne.

– Vous êtes devenus des bêtes, messieurs, lui lança-t-il.

– Nous vous avons trouvés une fois, lui répondit le chef d’une voix étranglée par le goût du sang qui lui coulait hors de la bouche. Nous reviendrons. Dans des bateaux à la forme et à la propulsion que vous n’imaginez même pas. Nous nous mêlerons aux vôtres…

Que racontait ce marin ? Pour le médecin, comme pour le capitaine, ces hommes étaient devenus fous. Qu’ils aient ou non perdu la raison, le sort des traîtres à la Couronne était sans équivoque.

– Jetez-moi ces fous à la mer. Qu’on me les mette dans une barque avec leurs femmes, et qu’ils disparaissent… lentement.

– Mais capitaine, intervint le médecin, vous risquez votre place…

Il n’aurait pas dû les laisser manger le fruit de leur pêche, il le savait… On le considèrerait comme responsable de leur folie.

– Nous n’aurons qu’à dire qu’ils se sont mutinés. Inventez-moi une histoire qui tient la route…

– J’ai une meilleure idée, capitaine… grogna le forcené.

En un instant, le mutin bomba le torse si fort que ses liens cédèrent. Campé sur ses jambes avant la moindre riposte, il attrapa Bligh par le col et l’envoya valser à l’autre bout du bateau.

Les autres firent pareil. C’était comme si, encore une fois, leurs forces et leur rage s’étaient décuplées. Bientôt les fous furent les seuls debout, entourés des corps molestés des marins.

Bligh et ses hommes furent jetés dans une embarcation et abandonnés sur place. Les mutins prirent le contrôle du Bounty sur quelques centaines de kilomètres encore, avant de s’échouer au large de Pitcairn.

Quelque part dans le Pacifique, la carcasse de leur premier vaisseau s’était enfoncée dans les profondeurs abyssales.


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