Le papier sur le sol · #30/52

Privé de liberté après un braquage de banque d’eau qui a mal tourné, Dan vit reclus dans sa cellule, sur l’orbite terrestre. La proposition du directeur pourra-t-elle changer son quotidien ?


Quand on avait annoncé à Dan que le directeur de la prison voulait lui parler, il n’avait pas imaginé s’adresser à lui par écran interposé. Il avait pensé pouvoir parler à un humain, enfin, quitte à ce que ce soit pour lui donner une mauvaise nouvelle. Il avait cru qu’il verrait, le temps d’un transfert ou d’une marche, autre chose que sa cellule ou le couloir de promenade sous lampes artificielles. Il avait espéré pouvoir jeter le regard par un hublot, quelque part, et voir les étoiles au-dehors. Peut-être même voir la Terre.

Dan avait eu tort.

Un écran était arrivé par la trappe dans la porte, celle par laquelle une machine faisait passer les repas, trois fois par jour. Rien qu’en entendant le petit robot s’activer sur ses rails à une heure inhabituelle dans le couloir, il avait compris qu’il ne verrait personne « en vrai » ce jour-là.

Il avait saisi l’écran et était allé s’asseoir sur le lit, un long renflement dans la paroi sur laquelle on avait posé un fin matelas. Il n’y avait pas de meubles dans sa cellule. C’était un cube qu’on aurait dit moulé d’une pièce, présentant trois énormes bosses formant une table, un tabouret et le lit.

Dan se gratta le bras à travers son uniforme blanc. À l’image, le directeur de la prison orbitale, mal cadré, s’adressa à lui en le tutoyant. Les braqueurs de banque d’eau ne méritaient pas qu’on les vouvoie. Surtout quand les casses causaient plusieurs morts.

– Nous avons une proposition à te faire, en accord avec le juge.

– Une proposition ?

– Pour un allègement de ta peine.

Sur le lit, le détenu ne dit plus rien. Il avait quinze ans à purger au total. Il lui en restait quatorze, et il avait déjà l’impression de devenir fou. Un allègement de peine serait inespéré.

– Comment est-ce possible ?

– Peu importe. Nous avons un travail à te donner, un travail pour l’administration pénitentiaire.

– Je travaille déjà pour l’administration pénitentiaire.

C’était vrai. Tous les jours, Dan s’asseyait sur son tabouret, face au mur. La table s’illuminait alors, affichant le travail de la journée. S’il terminait sa tâche à temps, il recevait un dessert avec le repas du soir. Telle était sa vie de taulard de l’espace. Une vie à trier soixante photos par minute sur une table tactile, toute la journée, pour une mousse au chocolat.

– C’est comme tu veux, Dan, dit le directeur. Mais laisse-moi t’expliquer. Et sache que si tu refuses, je le demanderai à quelqu’un d’autre. Et tu auras perdu ta chance.

Dan inspira.

– Qu’est-ce que vous voulez ?

– Nous voudrions que tu surveilles les autres.

– Les autres ? Je ne vois personne ici ! Quels autres ?

Sur la droite, le mur se mit à grésiller comme un écran endommagé. Lentement, il devint transparent. Si Dan n’était pas déjà assis, il serait tombé à la renverse. Une paroi entière de sa cellule s’était métamorphosée sous ses yeux en baie vitrée. De l’autre côté, à une dizaine de mètres environ, il pouvait voir un prisonnier entre deux murs. La pièce bougeait en continu… bientôt il eut vue sur une autre cellule… puis une troisième…

– Ils tournent sous l’effet du mouvement de la structure de la prison. Tout au long de la journée, tu verras défiler face à toi les cellules de ces détenus, les unes après les autres. Ton travail sera de surveiller leurs faits et gestes, et de signaler ce que tu pourrais trouver suspect.

Dan ne savait pas quoi répondre. Bien qu’il trouve l’idée dérangeante, cette ouverture soudaine sur la possibilité d’observer des humains, de les regarder vivre avait quelque chose d’attirant, d’intrigant.

– Pourquoi vous me le proposez à moi, ce job ?

– Nous avons observé tes statistiques dans le tri d’images post « one pixel attack ». Tu as l’œil. C’est ce qu’il nous faut.

– Et vous raccourcissez mon séjour de combien de temps, si j’accepte ?

– On t’enlève autant de mois qu’il ne s’en passe sans incident. Autrement dit, si tu fais de l’excellent boulot… ta peine sera divisée par deux.

Dan hocha la tête. Écran à la main, il se leva, s’approcha de la vitre. Le défilé des cellules continuait, face à lui. Il mit le front contre la paroi pour tenter de voir sur le côté.

– Ils ne me voient pas, n’est-ce pas ?

– Absolument.

– Et ma cellule à moi, elle est au centre d’un cylindre, c’est ça ?

– Pardon ?

– Les autres, là. Ils défilent en cercle autour de moi. Moi je suis au centre.

– C’est ça, confirma le directeur. Je te laisse une journée pour réfléchir ?

– Ce n’est pas la peine, dit Dan, mains sur les hanches. J’accepte.

*

Au matin du premier jour d’espionnage, Dan ne reçut pas le matériel de travail habituel. Plutôt que des milliers d’images, on ne lui envoya que des informations partielles sur les codétenus qu’il allait surveiller. Les informations défilaient sur sa table-écran au fur et à mesure que, face à la paroi semi-transparente, les cellules allaient de gauche à droite comme des cages de rongeur.

Un bol de porridge tiède passa par la trappe de la porte. Quelques minutes plus tard, Dan observa les criminels manger, comme lui. Ils passaient la plupart de leur temps attablé, les doigts contre la table, à exécuter leurs tâches du jour.

Voir ce qui se passait ici avec le recul d’un observateur était plus cynique encore que d’être simplement enfermé. Les criminels, éjectés de la planète pour être mis à part, étaient sollicités pour assurer le contrôle humain de cas insolvables pour l’intelligence artificielle. À ces hommes reclus en orbite étaient assignées des tâches exclusivement humaines.

Dan se prit vite au jeu. Il fallut à peine quelques jours pour qu’il ne les quitte plus des yeux, commence à connaître leurs petites habitudes. Il ne s’absentait que pour prendre sa douche ou aller aux toilettes dans la cabine individuelle incrustée dans la paroi, et qui utilisait aussi peu d’eau que possible.

C’est en prenant son repas de midi un jour qu’il remarqua une anomalie. Un homme, qui avait déjà fini de manger, avait déposé quelque chose dans le plateau-repas au moment de le restituer au robot sous la porte. Cela ressemblait beaucoup à un morceau de papier, mais c’était une chose bien trop rare que pour être trouvée ici. À moins que…

Dan se posa mille questions tandis que les cellules défilaient lentement. Quelques minutes plus tard, il put voir qu’un autre détenu s’était assis sur son lit… papier à la main. C’était un homme nerveux, qui passait son temps à agiter les jambes sous la table ou à griffer le mur juste à côté de lui, dans son lit. Il était en train de lire. De lire !

Le cœur de Dan fit un bond dans sa poitrine quand il vit l’homme se mettre à genoux et joindre les mains, papier coincé entre les doigts. Dan avait déjà entendu parler des croyants, mais n’en avait jamais rencontré. Il était normal, après tout, de croiser ces gens à l’activité interdite en prison.

Dan hésita quelques secondes… puis donna l’alerte en tapotant quelques instructions sur la table tactile. Instantanément, le mur vitré redevint opaque, indiscernable des autres, le coupant de ceux qu’il avait surveillés des jours entiers. Dan se leva sans comprendre, approcha du mur, le toucha, le frappa. Il resta gris, froid, comme si ces dernières journées n’avaient été qu’un rêve.

Cette nuit-là, Dan ne parvint pas à dormir. Sur son plateau du lendemain matin, à côté du porridge, une tablette retransmettant le visage du directeur l’attendait.

– Nous tenons à te féliciter, Daniel, lui dit-il. Tu viens de nous permettre de régler un gros problème de circulation clandestine de prières.

– Pourquoi m’avez-vous coupé la vue ? Hein ?

– Nous avons pensé qu’après une telle performance, nous pouvions te confier un travail d’observation un peu plus important. Pour cela, tu vas devoir changer de cellule… pour quelque chose d’un peu plus confortable.

– Changer de cellule ?

– Tu n’as qu’à sortir. Seuls les portiques qui peuvent te mener là-bas te sont ouverts. Si cela ne te plaît pas… tu n’as qu’à faire demi-tour.

Dan n’osa pas dire non. Sans avoir besoin de transporter quoi que ce soit – il ne possédait rien – il ouvrit pour la première fois la porte de sa cellule et en sortit. Guidé par des lumières, excité, il se faufila dans d’étroits couloirs sans fenêtre, ouvrit d’autres portes, et finit par arriver dans une nouvelle cellule.

La pièce était à peine plus spacieuse que ce qu’il avait connu, mais ici, chaque mètre carré comptait. Il approcha du lit et remarqua à quel point il était plus confortable que l’autre. Ayant emporté avec lui la tablette, le directeur toujours en communication, il entendit :

– Maintenant, regarde…

Le mur du fond devint transparent, révélant un point de vue encore plus impressionnant que ce que Dan avait connu jusque-là. Ce n’était maintenant plus une rangée de détenus qu’il pouvait observer, mais une grille de trois par trois cellules qui défilaient.

– Te sens-tu capable d’exécuter cette mission ? Nous pouvons te faire confiance ?

Dan s’approcha de la vitre, face à tous ces petits environnements que lui seul pouvait voir.

– Oh que oui…

*

La surveillance vira à l’obsession. Dan avait le triple de monde à observer, maintenant, et le recul supplémentaire qu’il avait rendait ses personnages plus petits.

Combien de temps fallut-il à Dan pour tout connaître de son petit vivier ? Quelques jours à peine. Trois fois plus de personnes, c’était trois fois plus de délits. Dan dénonça encore un passage de papier, un comportement destructeur vis-à-vis du matériel, une tentative de saisie du robot passant apporter le plateau, et une tentative de suicide. À chaque fois, l’idée que sa peine de prison soit réduite le motivait à continuer.

Le mur de sa nouvelle cellule ne s’opacifiait pas quand il donnait l’alerte. C’était celle des autres, de ceux qu’il accusait qui s’éteignaient dans la grille de trois par trois, et quand elles se rallumaient, un nouvel occupant s’y trouvait.

Un matin, alors qu’il avait passé toute la nuit à regarder ses codétenus dormir ou s’agiter dans leur chambre, Dan se leva pour aller chercher de quoi manger sur le plateau qui venait de passer la porte. Il se figea lorsqu’il vit, à côté de son bol, un petit morceau de papier plié.

Qui avait osé tenter de communiquer avec lui, et pourquoi ? Dan ne voulait pas le savoir. Son objectif était de sortir d’ici le plus vite possible, pas de perdre son temps à discuter avec qui que ce soit. Il prit son repas en fixant l’intrus sur son plateau, termina. Il se leva pour replacer la vaisselle par la trappe… et au dernier moment, poussé par une forme de curiosité, il éjecta le papier du plateau. Le petit carré blanc resta sur le sol de la cellule sans qu’il n’y touche, mais il avait voulu le garder là, avec lui. Au cas où. Au cas où quoi ? il n’en savait rien.

Cette nuit-là, alors qu’il aurait voulu se reposer, Dan ne parvint pas à fermer l’œil. Le papier, l’intrus, la tentative d’il ne savait quoi était là, sur le sol. Il l’appelait d’un cri silencieux, le cri de la tentation.

Dan se retourna dans son lit plusieurs fois. C’est là qu’il les vit. Contre le mur, juste à sa hauteur… Comment avait-il fait pour ne pas les voir ? Des marques… des marques horizontales. Des marques d’ongles qui avaient fini par légèrement entamer la paroi. Des marques presque invisibles. Dan revit dans ses souvenirs l’homme qui priait et qu’il avait dénoncé. Cet homme qu’il avait vu presque toutes les nuits gratter le mur à côté de son lit. Il occupait maintenant sa cellule. Mais s’il occupait sa cellule… alors quelqu’un devait l’observer, lui aussi !

Dan se redressa, les yeux figés sur le morceau de papier sur le sol. S’il l’ouvrait pour le lire, il était foutu ! Il ne fallait surtout pas qu’on puisse le voir avec ça. Peut-être même l’avait-on déjà vu ! Le prisonnier sortit de son lit, alluma la table en urgence. Il voulait prévenir le directeur le plus rapidement possible.

Au moment de lancer l’alerte, Dan hésita, le doigt suspendu au-dessus de la surface. Il se rappela ce qui se passait lorsqu’il dénonçait des transferts de messages d’une cellule à l’autre. Les deux espaces s’éteignaient et se vidaient de leur occupant : celui de l’envoyeur, et celui du destinataire. Il était pris au piège. S’il prévenait les autorités, on pouvait le croire complice. S’il lisait le message, on pouvait le voir. Et s’il ne faisait rien… on pouvait toujours finir par apercevoir le morceau de papier sur le sol !

Dan retourna sur le lit, frotta les doigts contre le mur. Était-ce vraiment la cellule d’un des hommes qu’il avait dénoncés ? Les traces lui semblaient maintenant anodines, comme des preuves insuffisantes de l’acharnement dont l’autre détenu avait fait preuve pour griffer la paroi. Et puis, par où l’observait-on, si c’était le cas ?

Dan s’enfouit sous sa mince couverture, pressé de tomber d’un sommeil qui ne vint que trop tard.

Pendant la nuit, Dan rêva qu’il se soulevait de son lit, s’élevait dans la pièce. Le morceau de papier, lui aussi, s’était mis à flotter. Dans son sommeil, il imagina les quatre parois de sa cellule grésiller comme des écrans, devenir totalement transparentes l’espace d’une ou deux secondes.

Dans ce court laps de temps, Dan, en suspension dans l’air, vit dans toutes les directions l’armature translucide de l’immense prison orbitale. Les détenus, orientés dans leurs cellules face à une paroi unique, s’observaient mutuellement, enfermés dans des cages disposées les unes à côté des autres, puis en cylindres concentriques.

Y avait-il ne serait-ce qu’un seul gardien ici ?

Le rêve s’arrêta brutalement par une chute en arrière au bout de laquelle Dan ouvrit les yeux, dans son lit. Il se releva. Les parois étaient bien opaques, sa baie d’observation mise à part.

Était-ce la fatigue ou de la pure inconscience ? Toujours est-il que Dan se leva d’un geste, fit deux pas et se pencha pour ramasser le papier sur le sol sans hésitation. Il le déplia et lut : « Perdu ».

Alors qu’il avait encore le message en main, ses pieds décollèrent du sol. Dan se retrouva en apesanteur, bien réveillé cette fois. Les murs clignotèrent, devinrent transparents. Il n’avait pas rêvé. La structure était celle qu’il avait vue. Ici, les prisonniers s’espionnaient mutuellement, et c’était certain maintenant : on devait l’avoir vu en possession du papier. La prison devait souffrir de pannes électriques pour que la gravité soit entravée et les murs-écrans se désactivent…

Dan parvint à retomber sur ses pieds quand le courant se rétablit. Les parois redevinrent opaques. Dans son dos, la porte s’ouvrit. Il avait encore le papier à la main, il n’expliqua rien, incapable de parler, incapable de se défendre face à ce système qu’il avait lui-même alimenté et qui, il le savait, n’aurait aucune pitié. La lumière au-dessus de sa tête s’éteignit.

Au lieu du couloir habituel, c’est sur un tube englobant la porte que sa cellule s’ouvrit, un long tube qui filait tout droit. Au bout, un point noir apparut et l’aspiration fut brusque, impossible à contrer. Dan et son morceau de papier furent happés par l’immense tuyau. Il en percuta les parois. Avant qu’il ne se rende compte de quoi que ce soit, qu’il ne puisse réagir, Dan se retrouva éjecté de la prison, flottant dans l’espace, incapable de respirer.

Son corps vite asphyxié s’éloigna lentement, lui permettant de voir avant de mourir l’énorme château torique qui avait été le théâtre de ses derniers jours.

Dan quitta le monde, les yeux pleins des étoiles qu’il avait tant voulu voir.


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