Indicible · #24/52

Elle est seule. Colt sous la veste, dans les rues de Bruxelles du XXIIIe siècle, elle fait face à des corps sans vie, prisonniers de vêtements intelligents. « Indicible » est la suite de la nouvelle 23/52 : « Invisible ».

Attention ! Pour la première fois depuis le début du projet Horizons parallèles, plusieurs nouvelles successives forment une même histoire.

Cette fresque en quatre épisodes commence avec la nouvelle 23, Invisible.


« Celui qui lutte contre les monstres doit veiller à ne pas le devenir lui-même. Or, quand ton regard pénètre longtemps au fond d’un abîme, l’abîme, lui aussi, pénètre en toi. » Friedrich Nietzsche

*

Elle avait le visage pâle et des cernes sous les yeux. Elle respirait difficilement, de plus en plus difficilement chaque jour. La vie la quittait un peu davantage à chaque seconde.

Il lui tenait la main, sa main éteinte, avec le vain espoir de lui insuffler par la chaleur de ses doigts un peu de vie, encore un peu.

Le plus dur, se disait-il, était de ne pas savoir à quel moment proposer à leur fille de dire au revoir à sa maman.

– C’est mieux de voir maman à la maison, non ? C’est mieux que l’hôpital.

Il était à la cuisine et tenait sa fille dans ses bras. Elle avait six ans, mais il en était sûr : elle comprenait très bien ce qui se passait. Ses yeux innocents et curieux analysaient la situation depuis des mois. Depuis qu’elle avait compris que sa maman allait partir, elle s’était réfugiée dans un mutisme presque absolu.

Il ne savait pas comment gérer cette situation. Qui le pouvait ? Semaine après semaine, jour après jour, il avait fait de son mieux, tout simplement. Il n’avait rien caché à son enfant de la dureté de la réalité qu’il ne parvenait pas à surmonter lui-même.

Au début, Elle avait réussi à montrer de la volonté, de la ténacité malgré la nouvelle. Son corps s’était progressivement affaibli, mais le soutien de ses vêtements intelligents lui avait permis de conserver des mouvements toniques. C’était seulement après, face au reflet de sa propre dégradation physique, qu’elle avait perdu son combat. Un combat mental.

Aujourd’hui, elle gisait là, dans son fauteuil, avec son mari et sa fille près d’elle, écoutant chaque souffle en se demandant s’il y en aurait un suivant.

Puis il n’y en eut plus.

Il redressa la tête, les yeux remplis de larmes silencieuses. Malgré lui, il éprouva une forme de soulagement.

– Ça y est, ne put-il s’empêcher de dire à voix basse. Ça y est.

Il y eut un moment de calme durant lequel il serra sa fille contre lui. Mais soudain, le corps de sa femme se mit à trembler, incontrôlable, agité de convulsions.

La petite fille recula, effrayée.

– Qu’est-ce que… Qu’est-ce qui se passe, bon dieu ? cria le père, paniqué.

Le corps en crise tomba à plat ventre sur le sol, incontrôlable, et c’est là qu’il comprit. C’était ces vêtements, ces vêtements destinés à restituer de l’énergie, qui remuaient le corps de sa femme dans l’horreur absolue.

La petite fille comprit qu’il fallait faire quelque chose. Pouvait-on mourir deux fois ? Du haut de ses six ans, elle courut à la cuisine, poussa une chaise contre un meuble, s’y mit debout, ouvrit un tiroir. Elle saisit entre ses petits doigts un couteau de la taille de son avant-bras. Elle vit son propre reflet dans la lame.

La petite fille descendit de la chaise et courut au salon.

Le père tentait désespérément de déchirer le smartwear de sa femme décédée, mais il n’y parvenait pas. Il n’eut pas le temps de voir sa fille arriver dans son dos. La petite s’abattit sur le corps de sa mère, le père hurla quand il reçut du sang sur le visage. En ouvrant les paupières, il vit le manche du couteau enfoncé en plein milieu du dos de sa femme. Le corps avait cessé ses convulsions.

La petite était couverte de sang. Elle se mit à pleurer. Son père la serra contre lui et passa les doigts dans ses cheveux noirs.

Nash se réveilla en sursaut, le corps couvert de sueur. Elle se rendit compte qu’elle serrait fort sa couette contre elle. Elle la lâcha, se redressa dans son lit et réalisa qu’elle pleurait.

– Merde, dit-elle pour elle-même.

Elle alla jusqu’à la salle de bain, fut éblouie par la lumière au-dessus du miroir. Elle observa son propre reflet et ne put s’empêcher de se dire qu’elle ressemblait de plus en plus à sa mère. Était-ce pour cela qu’elle en rêvait plus souvent encore qu’avant ?

Elle revint dans la pièce principale du studio en se grattant l’avant-bras. Son « tatouage », comme elle l’appelait, l’irritait ces derniers temps. Il s’agissait en fait d’une scarification. Point par point, un artisan gabonais avait créé des boursouflures sur sa peau. C’était du braille, les caractères disaient : « invisible ».

Nash se servit un verre d’eau et observa le quartier des Marolles par la fenêtre. Un peu partout, ici et ailleurs, chez eux ou à l’extérieur, des gens mouraient en portant encore sur le dos du techsteal. Les corps pourtant inertes s’animaient, se déplaçaient parfois. Elle, les mettait hors-service. Elle était l’éteigneuse.

Dans la pièce, les cactus qu’elle avait tendance à collectionner projetaient leurs ombres dentées sur les murs, éclairés par les luminaires extérieurs au travers des fenêtres.

Nash fut parcourue d’un frisson lorsqu’elle repensa à l’agression vécue à la gare centrale. Elle avait besoin d’informations, et il fallait qu’elle les prélève à la source. Elle alla poser son verre sur la table de nuit, à côté du Colt. Elle prit son téléphone et composa un numéro.

La première fois, on ne décrocha pas. Elle réessaya.

– Allô ?

– Matthieu ?

Il y eut un bref silence. L’homme était surpris.

– Héléna ?

– J’ai besoin de te voir.

Nouveau silence.

– Il est 04:00 du matin… Tu te fous de ma gueule ?

– On peut se voir demain ?

– Je travaille demain.

– Même tôt ? À 07:00 ?

Matthieu soupira.

– À 07:00, ça peut aller.

Elle lui donna rendez-vous près de son lieu de travail. Quand elle raccrocha, il était 04:02. Elle n’arriverait pas à dormir.

Nash prit sa douche tout de suite, se grattant encore l’avant-bras, s’habilla, chargea son arme. Avant de quitter les lieux, elle hésita… puis prit avec elle l’ordre de la dernière mission proposée par Hérode.

*

Matthieu n’avait pas changé. Le jeune homme débarqua dans le café avec quelques minutes d’avance et la tête de quelqu’un qui est sorti de son lit et s’est habillé à la hâte. Il avait le visage anguleux, comme Nash, ce qui leur donnait un air de famille.

Son ex-compagne était déjà installée, arrivée sur place avant l’ouverture de 06:15. La tenancière avait déverrouillé la porte sur Nash avec méfiance quand elle l’avait vue dehors avec ses gestes vifs, sa veste noire et ses traits accentués par la fatigue. Nash avait alors immédiatement demandé du café, et la tension était retombée.

Quand elle vit Matthieu entrer dans l’établissement, elle ne put s’empêcher de sourire. Elle était contente de le voir, malgré tout ce qui avait pu se passer entre eux.

– Tu vas bien, Héléna ? lui demanda-t-il en l’embrassant.

– Et toi ? demanda-t-elle à son tour, sans lui répondre.

Il haussa les épaules et elle sur qu’elle n’en saurait pas beaucoup plus. Matthieu était venu parce qu’il lui était impossible de montrer la moindre animosité envers elle. Il ne fallait pas non plus s’attendre à ce qu’il lui ouvre grand les bras comme un ami de toujours.

– J’ai quelque chose à te demander. C’est important. Ça concerne ma dernière mission.

On lui servit son café. Il sourit à la tenancière, puis revint à Nash.

– Ta dernière mission ? Tu travailles toujours pour ce type, Hérode Galongo ?

Elle ne s’attendait pas à devoir se justifier de ça maintenant.

– Oui, avoua-t-elle. Écoute, tu ne l’as jamais aimé, il est très spécial, mais…

– Spécial ? Ce type traîne dans Bruxelles et y exerce son business… macabre. Et toi tu… tu…

Il ne trouvait pas les mots. Après une pause, il poursuivit :

– On sortait ensemble, on était ingénieur tous les deux, puis tu plaques tout et tu te retrouves à tirer sur des morts au pistolet ?

– C’est un revolver. Écoute, je ne suis pas venue pour parler de ça. J’ai vraiment besoin que tu m’aides. On peut remettre la discussion sur l’orientation de ma vie à plus tard ?

Matthieu croisa les jambes et but une gorgée de café.

– Je t’écoute.

– Tech Steal a produit une tenue il y a quelques années. Une tenue anti-agressions qui utilisait une forme d’intelligence artificielle.

– Oui, comme toutes.

– Non. Le système anti-agressions de celle-là était particulièrement féroce. J’ai besoin d’infos sur cette tenue.

– Tu as un numéro de référence ?

– Neuf cent neuf.

Matthieu secoua la tête.

– Non, impossible.

– Pourquoi ça ?

– C’est une combinaison qu’on a produite dans les années 90. Je me demande si ce n’était pas en septembre 2190, d’ailleurs, ça expliquerait le nom. On ne l’a pas produite plus de dix ans, par contre. Tech Steal a rencontré des problèmes et a rappelé tous les exemplaires.

– Combien d’exemplaires ont été produits ?

– De mémoire, environ cinquante mille.

Nash eut un frisson. Elle imagina l’espace d’un instant Bruxelles, envahie par cinquante mille cadavres agressifs, portés par leur combinaison technologique.

– Une idée de combien d’exemplaires ont échappé au rappel ?

– En principe, aucun. Ils avaient déjà le numéro de série unique. Tout a été récupéré. C’est pour ça que je pense que tu te trompes.

– Non, non.

– Tu es sûre que ce n’était pas plutôt la 606 ?

– Certaine, je connais la 606. Je te dis que j’ai trouvé…

Elle perdit patience :

– … il va falloir que je te l’amène pour que tu me croies ?

– Il faudrait surtout la rendre à Tech Steal.

Elle l’ignora.

– Pourquoi on a rappelé la série ?

Matthieu avait l’air embêté.

– Je ne suis pas censé en parler.

– C’est parce que les utilisateurs se montraient trop agressifs ?

– Je ne peux pas répondre. Je suis désolé.

– Écoute, j’aurais pu mourir hier. Alors j’ai besoin de cette info.

Matthieu se releva.

– Si tu as peur de mourir, tu devrais te retrouver un job dans l’ingénierie au lieu de jouer les mercenaires. Je sais que c’est compliqué pour toi, depuis l’accident. Mais merde, Héléna ! Tu prends des risques. Et arrête de croire que Tech Steal joue le rôle du méchant dans l’histoire. Combien de gens incapables de marcher peuvent le faire grâce à nous ? Combien de personnes âgées peuvent encore vivre seules longtemps parce qu’on stabilise leur équilibre et augmente leur force ? Le fantasme de la grande entreprise diabolique est loin de chez nous, désolé. Mais Galongo, lui, trempe dans des trucs louches.

– Tu ne peux toujours pas t’empêcher de me faire la morale, à ce que je vois.

Il leva les yeux au ciel. Avant de quitter l’établissement, il dit encore :

– Écoute, je ne sais pas ce que tu as vu hier. Mais moi, je ne peux pas te donner d’infos que mon entreprise a classifiées. Parce que c’est toujours mon entreprise à moi. Salut, Nash.

Il la laissa seule. Le courant d’air qui pénétra dans le café derrière lui glaça Nash, qui n’essaya pas de le retenir. Ses années chez Tech Steal lui revinrent en mémoire. Les voyages, les actions sur le terrain, la récolte de l’or, du coltan. Son amour pour Matthieu. Puis l’accident, le trou noir.

Nash commanda un autre café et ouvrit la pochette de l’ordre de mission. Les informations étaient généralement peu détaillées. On signalait souvent les « zombies mécaniques » quand ils s’enfermaient dans des lieux d’où ils ne pouvaient plus sortir. Des gens entendaient du bruit ou voyaient le corps remuer quelque part. De ce que pouvait lire Nash, cette mission ne faisait pas exception. On avait aperçu un cadavre déambuler dans une ancienne imprimerie, en dehors de la ville. Pourquoi Hérode avait-il absolument insisté à ce qu’elle s’occupe de ce cas elle-même ? Nash n’en savait rien… mais elle se sentait plus flattée que méfiante.

Elle quitta l’établissement avant 08:00. Il faisait encore noir et terriblement froid. Depuis la gare du Midi, elle mettrait une demi-heure à rejoindre la zone, dans le Brabant Wallon. Elle accéléra le pas pour dégager un peu de chaleur.

À trente mètres de là, en hauteur, le reflet de Nash défila en deux exemplaires, déformé, sur les lentilles d’une paire de jumelles que deux mains gantées tenaient avec fermeté. L’instrument d’optique suivit sa silhouette jusqu’au bout de la rue.

– Matthieu Lambert ?

L’ingénieur avait sursauté. La voix avait émané de son propre bureau, dès qu’il avait commencé à ouvrir la porte.

– Que faites-vous là ? Qui êtes-vous ?

Un homme, lunettes noires et chapeau sur la tête, était assis dans son propre siège de bureau. L’intrus leva le visage vers lui, un visage d’une blancheur extrême.

Hérode dit :

– J’aimerais m’entretenir avec vous.

Matthieu sentit qu’on le poussait à l’intérieur. Un homme immense, d’origine asiatique, referma la porte derrière eux.

*

08:14. Les portes du train magnétique se refermèrent derrière Nash. Dans un silence presque total, l’engin démarra, la propulsant vers la campagne du Brabant. Dehors, il faisait presque jour. Le soleil apparaissait sous les nuages, les éclairant par le dessous.

Nash passa d’un wagon à l’autre pour trouver une place convenable. Il faisait calme. Durant le trajet, elle étudia le profil de sa cible. Un pilote, la quarantaine, mort brutalement d’une rupture d’anévrisme. Les morts subites étaient la première cause amenant à l’état de zombie mécanique. Ceux qui mouraient dans un accident étaient en général suffisamment amochés que pour avoir les capteurs du techsteal altérés. Ceux qui mouraient de vieillesse ou de maladie étaient généralement alités et dévêtus avant de mourir.

Nash ressentit des perturbations dans la course du train. Les à-coups étaient de plus en plus fort. Dehors, il avait commencé à pleuvoir, on ne voyait plus rien par les fenêtres. Nash se leva. Les quelques autres usagers la regardèrent sans bouger. Elle avait un mauvais pressentiment. Subissant de nouvelles secousses, Nash s’accrocha à l’une des sangles en caoutchouc fixées au plafond. Elle passa le poignet à l’intérieur et tint la bande, comme on le ferait pour se suspendre à une tyrolienne.

Soudain le wagon subit un choc qui le fit rebondir sur les rails et se renverser. Les usagers hurlèrent, Nash se retrouva en suspension un instant, accrochée au plafond, et vit les quatre parois intérieures du train tourner autour d’elle. Elle replia les jambes et protégea sa nuque d’une main avant d’essuyer un choc terrible, d’une violence qu’elle n’avait jamais connue. Le bruit était si fort qu’elle crut devenir sourde. Les autres passagers hurlèrent, volant depuis leurs sièges à travers le véhicule. Nash se sentit passer par une fenêtre, miraculeusement sans que sa tête ne heurte le métal de la paroi.

La jeune femme n’eut pas l’impression de perdre connaissance, néanmoins sa mémoire cessa de fonctionner un moment. Quand elle parvint à reprendre ses esprits, elle prit d’abord conscience du froid glacial de la pluie sur son visage. Quelque chose de chaud coulait aussi sur son front, elle savait que c’était du sang.

Nash était assise sur le sol, adossée à un morceau de wagon qui avait arrêté sa course dans l’herbe. Le train avait déraillé et creusé la terre. Elle, avec son morceau de voiture, se trouvait entre l’épave du train, quelque part derrière elle, et les rails, devant. Elle tremblait.

Sa vue se stabilisa. C’est là qu’elle les vit.

Avançant lentement vers elle d’une démarche lente et maladroite, des zombies mécaniques approchaient. Dans une grimace de douleur, Nash retira son sac à dos, miraculeusement toujours accroché à elle. Elle y attrapa son Colt. Il y avait plus de menaces autour d’elle qu’elle n’avait de balles sur elle. Nash tenta de se relever, prise d’une angoisse indicible.


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4 commentaires

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  1. C’est un super (début) d’histoire ces deux dernières nouvelles. Du bon CyberPunk localisé à Bruxelles (j’adore les bruxélicos). J’aime beaucoup l’écriture du premier épisode. On plonge très vite dans l’ambiance et je suis encore plus content de retrouver l’héroïne dans le second épisode. C’est une bonne idée de la proposer en 4 épisodes.
    Vivement la suite et bravo !

    • Merci beaucoup, François. J’ai essayé de sortir de mon « confort habituel » à plus d’un titre, et je suis content que ça te plaise. La suite arrive, et avec elle la moitié du projet.
      Courant mars, j’envisage clairement de dériver vers une chronique des terres gelées;)