Dans les yeux · #22/52

Mon ophtalmologue m’a dit de ne pas m’en faire, que ça arrive de voir de petites ombres, comme de petits filaments flotter dans son champ de vision, avec l’âge. Mais est-ce normal de les voir bouger avec une volonté qui leur est propre ?

La première fois que j’avais ressenti une gêne, c’était en prenant une photo. Comme à mon habitude, j’avais posé le boîtier sur son trépied, fixé un objectif, puis placé mon œil derrière le viseur. Croyant distinguer une saleté sur la lentille, je m’étais redressé pour la nettoyer avec précaution. Nouveau coup d’œil… elle était toujours présente.

La fixant intensément, j’avais remarqué qu’elle n’était pas immobile. Elle avait la forme d’un petit filament translucide et se déplaçait lentement, comme flottant dans l’air.

Le petit filament avait bougé, d’abord dans l’image, puis en dehors. Il n’était pas sur l’objectif de mon appareil photo, mais dans mon champ de vision. Où que je regarde, je le voyais bouger avec lenteur, se tortillant doucement, presque invisible.

Depuis lors, je ne parvins pas à regarder quoi que ce soit sans le voir. Le filament, la saleté suivait chacun de mes mouvements de tête. Je ne pouvais plus me concentrer sur aucune tâche. La distraction était permanente.

Mon seul répit était la nuit… et encore. Ma femme m’avait reproché de bouger dans mon sommeil. En fait, l’habitude de voir cet intrus flotter toute la journée dans mon champ de vision m’y avait rendu attentif par la force des choses. La nuit, cette attention se reportait sans que je ne le veuille sur les taches de couleur que je voyais voguer dans le noir, sous mes paupières. Qu’était-il en train de m’arriver ?

– Tu travailles trop, m’avait dit Nathalie.

Elle était mal placée pour émettre le moindre jugement sur la charge de travail. J’avais plus de chance de pouvoir discuter avec elle en prenant un rendez-vous qu’en l’attendant à la maison.

– Ce sont les écrans qui te minent la vue, avait-elle continué.

Je n’étais pas convaincu, aussi tentai-je de prendre un rendez-vous chez l’ophtalmologue. Il y avait six mois d’attente. Six mois à vivre avec une gêne visuelle dans l’œil, vraiment ? J’en étais sûr, j’allais devenir fou.

Plus le temps passait et plus j’avais l’impression que la saleté ne se contentait pas de suivre mes mouvements. C’était absurde, bien sûr, mais c’était comme si elle avait ses mouvements propres. Parfois j’avais l’impression de la voir nager.

Peu à peu, j’appris à l’observer comme on observe un insecte dans la nature. On me trouvait régulièrement perdu dans mes pensées… mais à vrai dire je pensais peu, et me contentais de regarder l’intrus voyager dans mon champ de vision.

Après quelques dizaines de jours, je rappelai l’ophtalmologue car je n’en pouvais plus. Par chance, une place s’était libérée. Les six mois d’attentes s’étaient miraculeusement réduits à deux jours.

Je pensais que le médecin allait m’écouter longuement, me poser beaucoup de questions, s’inquiéter. Mais son attitude fut bien disproportionnée par rapport à l’ampleur de la gêne que le phénomène occasionnait chez moi. À peine avais-je commencé à lui parler d’un corps flottant qu’il avait hoché la tête, comme si la chose était fort courante.

– Oui, c’est une petite myodésopsie, avait-il avancé avec une nonchalance presque irritante.

Comme je ne disais rien, il avait continué :

– Avec l’âge, l’humeur vitrée de votre œil peut s’altérer légèrement, c’est un phénomène normal. Les endroits un peu plus opaques peuvent projeter leur ombre sur la rétine, ça donne l’impression d’avoir une petite saleté transparente qu’on n’arrive jamais vraiment à regarder.

– Mais j’arrive à la regarder, dis-je.

– Oui, sans doute, mais pas fixement.

– Si, insistai-je. Je le regarde, il bouge, je le suis du regard… Il y a parfois un temps de décalage, mais je le vois très bien.

L’ophtalmo soupira.

– Je pense malheureusement qu’il va falloir vivre avec. Comme les gens qui ont des acouphènes. Vous avez des acouphènes ?

– Non.

– Eh bien estimez-vous heureux. Moi, j’ai l’impression qu’on tond la pelouse dans la pièce d’à côté en permanence.

– Tondre la pelouse dans la pièce d’à côté ?

– Oui, enfin, façon de parler.

Je ne reçus pas davantage d’attention. Déçu, je quittai le médecin et rentrai à pied, secouant la tête de temps à autre pour tenter d’évacuer le filament de mon champ de vision.

*

Le lendemain, il y en avait deux.

Moi qui étais supposé m’habituer à la présence d’un seul intrus, comment pouvais-je en supporter deux ? En proie à une crise de nerfs, je tentai de rappeler l’ophtalmologue, en vain. Ma femme me prenait pour un dingue. Au travail, il était impossible que je me concentre sur quoi que ce soit.

C’est alors que vint le moment d’une réunion. Le manager présenta ses plans, passa quelques slides, s’agita devant le grand écran. Mes collègues l’écoutaient avec attention, mais moi, j’étais plus préoccupé à secouer la tête pour essayer de rassembler les deux filaments dans un coin de mon oeil que quoi que ce soit d’autre. Plusieurs fois, je vis des regards se tourner vers moi, probablement attirés par ce qui devait ressembler de loin à des tics très prononcés.

Lentement, face à l’écran blanc, je vis les deux saletés se disposer bout à bout et ne plus en former qu’une seule, plus longue.

– Patrick ?

Je réalisai qu’on avait appelé mon prénom plusieurs fois. Combien de fois ? Les collègues et le manager me regardaient tous, comme s’ils attendaient quelque chose de ma part.

– Alors, Patrick, tu es plutôt pour ou plutôt contre ?

De quoi parlaient-ils ? Aucune idée. Voyant en avant-plan de leurs visages le long filament tomber lentement dans le bas de mon champ de vision, je me dis : « s’il tombe à gauche, c’est pour… s’il tombe à droite, c’est contre ».

Je fis mine de réfléchir.

– Mmm… je suis plutôt pour.

Le manager frappa du plat de la main sur la table, satisfait.

– Voilà qui règle la question, dit-il. Merci de votre attention.

De retour à mon poste, je passai le plus clair de mon temps les yeux face à la fenêtre, la couverture nuageuse offrant une couleur claire et uniforme par-dessus laquelle observer mon parasite.

J’en étais sûr maintenant : il se déplaçait selon sa volonté propre. Je le voyais tantôt se laisser flotter, tantôt nager. Parfois, je le voyais grandir ou rétrécir – se rapprochait-il ou s’éloignait-il de ma rétine ? Quelle était sa nature ?

En fin de matinée, un phénomène inhabituel se produisit : je vis le filament se décomposer en petits morceaux qui s’alignèrent au milieu de mon œil, avant de se dédoubler. Puis, rapidement, comme tirés en arrière par des cordages invisibles et minuscules, les morceaux furent attirés de part et d’autre de mon champ de vision. Ils se rassemblèrent chacun de leur côté… et je me retrouvai avec deux longs filaments au lieu d’un, qui se mirent à nager côte à côte dans l’espace réduit de mon globe oculaire.

La sensation d’invasion fut plus grande encore. J’avais besoin d’une pause. Fermant un œil, je traversai les locaux pour aller manger à la cafétéria. Par hasard, je passai derrière l’écran d’un collègue et remarquai quelque chose.

– Qu’est-ce que c’est ça ?

Il se retourna.

– Oh, ça n’a rien à voir avec le travail, désolé.

Il ferma l’onglet, mais j’avais encore besoin de voir l’image.

– Non, non, revenez. Qu’est-ce que c’était ?

– J’aide ma fille à étudier la mitose.

– La mitose ?

Les figures réapparurent. Je reconnus la séparation en petits bâtonnets, le passage d’un côté et de l’autre, la reconstitution des filaments.

– Et qu’est-ce que c’est, encore ? demandai-je.

– C’est la procédure de multiplication des cellules. L’ADN se duplique.

De l’ADN qui se duplique ? Je ne pouvais pas avoir ça dans l’œil, C’était impossible.

Mon collègue continuait à parler, mais je ne l’écoutais déjà plus. J’étouffais, j’avais besoin de respirer. Ma vue était maintenant bien trop encombrée que pour que je puisse travailler. Est-ce qu’on pouvait aller aux urgences pour ce genre de chose ?

J’observai un instant les deux filaments. L’un d’eux s’était redressé et s’était mis à nager vers l’avant, comme s’il s’éloignait. Quand il s’arrêta, comme bloqué par une frontière invisible, je ressentis un picotement dans l’œil. La chose était bien vivante, et tentait de s’échapper !

Une main sur le visage, je courus hors du bâtiment et gagnai le parking. Le tout allait être d’arriver à conduire jusqu’à l’hôpital. Sous mes doigts, je commençais à sentir mon œil palpiter. Je l’ouvris pour découvrir que les filaments avaient continué à se multiplier. La duplication allait de plus en plus vite. D’un côté, mon regard tout entier était trouble, comme si un millier de vers transparents nageaient dans mon orbite.

Je mis le contact et appuyai sur l’accélérateur. Je faillis sortir de la route plusieurs fois. Au moment de tourner pour rejoindre l’hôpital, le flou dans mon œil sembla se stabiliser. Tel un banc de poissons, les filaments s’agglutinèrent… pour former une flèche allant dans l’autre sens. Poussé par la curiosité, je ne pus résister et changeai mon clignotant. Les filaments se séparèrent, nagèrent, et continuèrent à me donner le cap à suivre.

Quand je reconnus le chemin, j’étais déjà presque arrivé. Ils me ramenaient chez moi. Pourquoi chez moi ? Un pas après l’autre, je fus guidé dans la maison. On me fit descendre au garage. Action après action, les images qui me venaient dans l’œil se montrèrent de plus en plus explicites. Je me retrouvai bientôt à rassembler des outils, à couper du bois, à compter des vis.

Nathalie ne rentra que le lendemain matin. Elle me retrouva après une nuit blanche passée à bricoler, un œil sur mes mains, l’autre troublé par les instructions reçues.

– Mais qu’est-ce que tu fais ?

– Ce serait trop long à expliquer. Je dois mettre cette vis ici, mais c’est très étroit.

– Mais… tu es censé partir travailler dans une heure ! dit-elle, inquiète et agacée.

Je ne lui répondis pas. Elle continua à parler, mais je ne l’écoutais plus. Seules comptaient les instructions du banc de filaments, ces intrus, ces inconnus qui communiquaient avec moi, et qui, je le savais, j’en étais persuadé, me donnaient une mission bien plus importante que de partir travailler dans une heure.

On ne me vit plus. Personne. Je vécus pratiquement entre la cave et les magasins de bricolage, commandais parfois du matériel sur internet, toujours guidé par les filaments qui me donnaient la forme des pièces à acheter.

Je n’y connaissais rien en électronique, en soudure, en travail du métal. Mais les instructions, illustrées en détail et au fur et à mesure, réduites pour décrire des tâches les plus spécifiques possible, me permirent d’avancer. D’avancer sans comprendre, cependant. Semaine après semaine le projet inconnu avançait de mes propres mains sans que je n’en comprenne la teneur. La construction avait la taille d’une petite voiture.

Je compris que je partirais en voyage quand les intrus me firent disposer un siège à l’intérieur. Je m’exécutai, obsédé par l’issue de cette histoire, mû par la douleur dans mon œil qui piquait sans pitié dès que je ralentissais dans ma tâche.

Un jour, j’ouvris la porte du garage et tractai l’engin derrière la voiture de ma femme pour l’amener dans le jardin. Les filaments, qui m’avaient fait construire un échafaudage sur le gazon, m’indiquèrent comment me positionner, comment passer les cordages dans les poulies pour redresser l’appareil. Ce n’est que là que je le vis pour ce qu’il était : j’avais construit un vaisseau, un vaisseau prêt à décoller à la verticale. Je partais dans l’espace.

J’hésitai une seconde. Mais comme s’ils pouvaient lire dans mes pensées – le pouvaient-ils ?– les filaments me brûlèrent l’œil instantanément.

Il y eut encore quelques jours de travail durant lesquels j’eus droit à la visite des voisins et aux reproches de ma femme. Que comprendraient-ils à tout cela si je leur expliquais ? Je voyais bien dans leur regard qu’ils me croyaient fou.

Peut-être l’étais-je.

Cette nuit-là, je m’installai, dos vers le sol, face vers le ciel, dans l’appareil de ma construction. Les petits êtres dans mon œil existaient-ils vraiment ? Le démarrage du moteur, le décollage seraient le signe de ma santé d’esprit. Si j’étais fou, si j’avais inventé tout ça, je resterais cloué au sol.

Utilisant nos chiffres, les filaments me donnèrent le décompte avant de tirer la première des commandes.

Trois…

Je retins mon souffle.

Deux…

Je fermai les yeux.

Un…

Je serrai la poignée de toutes mes forces, prêt à tirer.

Zéro.


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