À la dérive · #20/52

Six millénaires de voyage attendent 98 astronautes et leurs descendants destinés à coloniser Proxima-B du Centaure. Seule condition à une traversée sans encombre : un contrôle millimétré de la natalité à bord.

– Bonjour voyageur, et bon anniversaire. Veuillez prendre place.

M-421 se faufila dans l’étroite cabine, intimidé par la procédure. « Ce n’est qu’une machine » se força-t-il à penser. « Pas de quoi en faire une histoire. »

Le jeune homme referma la porte derrière lui et se laissa tomber sur le siège. Il était presque en position allongée, à peine éclairé par des lampes orange foncé. Le confort de la cabine était maximal. Ce fauteuil devait être le plus confortable de tout le vaisseau.

La voix de synthèse reprit :

– Aujourd’hui est votre vingtième anniversaire. Il est temps pour vous de contribuer à remplir votre devoir envers la communauté de Proxima Genesis. Je perçois beaucoup de tension en vous, voyageur. Est-ce que tout va bien ?

– Je… oui, se contenta de répondre M-421.

– Il n’y a pas d’inquiétude à avoir. Ceci est une procédure standard. Avant de commencer, nous allons regarder un document qui traite de son importance.

La paroi blanche qui faisait face à M-421 s’illumina tandis qu’une vidéo démarrait. Les images avaient été filmées sur Terre, six siècles auparavant. Plusieurs scientifiques s’exprimèrent, parmi lesquels des pionniers du projet Proxima Genesis. M-421 les avait déjà vus en hologramme dans le vaisseau, ou dans d’autres vidéos. Mais ça avait toujours été des reconstitutions de leur visage. Ici, pour la première fois, il visionnait des images d’archive dans lesquelles les véritables personnes s’exprimaient. Les battements de son cœur s’accélérèrent. À bord, ces hommes et ces femmes avaient atteint le rang d’icônes.

L’histoire racontée, il la connaissait déjà. Six millénaires de voyage séparaient la Terre de Proxima B. Le seul moyen de parvenir à atteindre la planète avait été d’envoyer dans l’espace une colonie d’humains dont les générations successives, amenées à naître puis mourir à bord, avaient commencé à se succéder. M-421 faisait ainsi partie de ceux qui ne connaîtraient jamais ni le premier monde, ni le deuxième. L’espace au sein duquel il s’enfonçait sans maîtrise, l’anneau pivotant du vaisseau au sein duquel il vivait seraient son seul environnement.

Grâce au développement d’un algorithme de contrôle, seuls nonante-huit voyageurs avaient dû prendre le départ. Depuis le premier jour, c’était cet algorithme qui décidait de qui devait se reproduire, quand, et avec qui, à la fois pour optimiser l’occupation du vaisseau et pour faire en sorte que la dernière génération soit la moins consanguine possible.

– C’est aujourd’hui à votre tour de participer à cette expérience hors du commun, dit la voix artificielle à la fin du film. La récolte de vos gamètes va bientôt commencer. Ils seront utilisés pour procéder à l’insémination d’une voyageuse.

Il y eut un silence. C’est la voix qui l’interrompit :

– Quelque chose ne va pas, voyageur ?

– Est-ce que… Est-ce que je peux savoir qui est la voyageuse ?

– Je ne suis pas habilitée à vous donner cette information.

– Et est-ce que mon… mes gamètes vont être utilisés plusieurs fois ? Et dans combien de temps ?

– Je ne suis pas habilitée à vous donner cette information.

– Qui est mon père ?

– Voyageur, vous vous trompez sur mon rôle. Il est temps de procéder.

Une petite trappe s’ouvrit sur la gauche de M-421, qui en sortit un petit pot stérile.

– Désirez-vous la diffusion d’images récréatives pour vous aider ?

*

Les coudes posés sur l’appui du hublot, F-437 regardait les étoiles tourner lentement depuis l’un des longs couloirs circulaires du vaisseau. Son heure était venue, elle le savait. À vingt-trois ans, c’était la même histoire pour toutes les femmes de la colonie. L’âge optimal désormais atteint, elle allait être mise enceinte par les cellules que l’algorithme aurait soigneusement identifiées comme les plus adaptées. Elle ne connaîtrait pas le nom du père. L’enfant serait celui du vaisseau, comme elle, et comme des centaines d’autres auparavant.

L’autre jour, elle s’était surprise à regarder les hommes, se demandant bien qui une machine allait déterminer comme génétiquement le plus approprié pour elle. Serait-ce quelqu’un d’une ethnie différente ? Les bébés qu’elle avait pu voir semblaient rendre cette piste probable. Mais après deux siècles de voyage, le brassage génique avait déjà été suffisant que pour commencer à effacer ces distinctions.

Face au lent mouvement rotatif des étoiles et à son propre reflet en filigrane, F-437 se mit à penser à M-421. Ces pensées étaient interdites, mais son esprit était la seule zone de liberté qu’il lui restait encore. Si elle avait pu choisir, elle n’aurait pas eu d’enfant, même s’il en était de son devoir pour la colonie. Et si on l’y avait obligée mais qu’elle avait pu choisir, alors elle aurait voulu que le père soit M-421.

C’est la tête pleine des choix qu’on ne lui autorisait pas à faire que F-437 traversa le vaisseau, ouvrit la cabine médicale, se déshabilla et s’allongea. Instantanément, la table la disposa dans une position adaptée, redressant déjà ses jambes.

– Bonjour voyageuse, dit une voix masculine artificielle. Il est temps pour vous de contribuer à remplir votre devoir envers la communauté de Proxima Genesis. Je perçois beaucoup de tension en vous, voyageuse. Est-ce que tout va bien ?

– Est-ce que j’ai le choix ?

– Je ne suis pas conçu pour répondre aux questions philosophiques. Il n’y a pas d’inquiétude à avoir. Ceci est une procédure standard. Avant de commencer, nous allons regarder un document qui traite de son importance.

Le plafond s’illumina, faisant découvrir à F-437 les paroles des fondateurs du projet. S’ensuivit un discours sur l’importance de veiller à sa santé et à celle du futur enfant.

Son cœur battait de plus en plus vite. Elle ne voulait pas d’enfant.

– Nous allons maintenant procéder à l’insémination. Félicitations, voyageuse.

F-437 tremblait. Elle ne sentit rien… parce que rien ne se passa.

– Il y a… il y a un problème ? demanda-t-elle.

La machine avait déployé un bras sur son ventre, mais rien de plus. Les instruments étaient restés en suspens, comme coupés dans leur élan.

– Procédure interrompue. Le protocole d’urgence a été enclenché.

– Comment ça, le protocole d’urgence ? Qu’est-ce qui se passe ?

La communauté était-elle menacée ? Le vaisseau risquait-il la collision avec un corps céleste ? Quelqu’un avait-il provoqué un incendie quelque part à bord ?

F-437 se redressa, dégageant de son ventre le bras robotique. Elle se rhabilla en vitesse et voulut ouvrir la cabine. La poignée résistait. Elle était enfermée à l’intérieur.

– Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-elle. Ouvrez la porte ! Ouvrez la porte !

La porte s’ouvrit de l’extérieur. Un homme et une femme qui portaient l’uniforme noir des garants de l’intégrité de la colonie la saisirent par les poignets et la firent sortir de force.

– Voyageuse F-437, vous allez être mise en quarantaine.

– Je… pardon ? Vous me faites mal !

Le vaisseau allait bien. Le problème, c’était elle. Les deux policiers la traînèrent à l’extérieur, l’obligeant à avancer entre les voyageurs qui la regardaient avec froideur.

– Vous allez être jugée pour mise en danger de la communauté.

– Vous plaisantez ? Parce que je n’éprouvais pas l’envie d’avoir un enfant ?

Avant de disparaître à l’angle d’un couloir, emportée par les forces de l’ordre, F-437 croisa le regard de M-421, à quelques mètres à peine, et lut de l’inquiétude sur son visage.

– Non, mademoiselle. Parce que vous êtes déjà enceinte.

*

M-421 courut jusqu’au pôle de gestion du vaisseau, où il avait un ami. Derrière son bureau, M-385 surveillait des indicateurs sur plusieurs écrans, non pas pour administrer la gestion de la communauté, mais pour veiller à l’opérationnalité permanente de tous les dispositifs automatiques en place à bord.

– Salut, lui dit simplement M-385 en pivotant sur son siège.

– J’ai besoin de toi. Pour une amie.

M-385 se repositionna vers ses écrans.

– Tu sais bien que je ne peux pas satisfaire les demandes personnelles.

– Je crois que l’algorithme de natalité a un problème.

Son ami s’arrêta net et lui jeta un regard en coin.

– Impossible.

– F-437 est enceinte.

M-385 leva les yeux au ciel. Évidemment, il s’agissait de cette fille-là !

– Il me semble qu’elle a l’âge, non ? Ça devait être son tour.

– Non, apparemment, elle était déjà enceinte.

– Tu sais que… ça n’arrive pas que par insémination artificielle, n’est-ce pas ?

– Ne me prends pas pour un con, dit M-421.

– Elle a très bien pu faire ça avec n’importe qui. Elle a même pu faire ça avec toi !

– Non, vraiment.

M-385 sourit.

– De toute façon, je t’ai déjà dit que je n’avais qu’un accès limité aux données, je ne pourrais pas te révéler grand-chose. Et quand bien même… cette procédure est réputée optimale… si ta copine est enceinte, c’est que ça devait arriver.

– Je ne te demande qu’une chose. Les femmes sont toujours mises enceintes aux mêmes dates par petits groupes, non ?

– Exact. Si j’ai bien compris, jamais plus de cinq pourcents de la population totale et pas plus de dix de la population de femmes. Pourquoi ?

– Imagine que le système bugue. Imagine juste que cette possibilité existe…

– Tu crois que les autres auraient été déclarées enceintes aussi ?

– Peut-être.

– Tu te rends compte que cette hypothèse a très peu de chances d’être la bonne ?

– Est-ce qu’on peut la vérifier ?

– Je n’ai pas l’autorité suffisante pour.

– Tu ne peux rien faire ?

– Rien. Je suis désolé.

M-421 quitta le labo, désemparé. Il pensa à F-437, coincée en quarantaine, c’est-à-dire isolée dans une cellule vitrée étroite et placée sous surveillance maximale. Il ne pouvait décidément pas imaginer qu’elle puisse être tombée enceinte de son plein gré. Qu’avait-il bien pu se passer ?

Le voyageur fut interrompu dans sa réflexion par des mains puissantes qui le saisirent par les bras.

– Voyageur M-421 ? Veuillez nous suivre. Vous allez être mis en quarantaine.

– Pour quel motif ? s’étonna l’intéressé, que la douleur de la pression aux triceps forçait à avancer sans broncher.

– On vous expliquera.

*

Les mains sur le ventre, F-437 tremblait, allongée sur le lit étroit de sa cellule. Enceinte ? Comment pouvait-elle être enceinte ? Et depuis combien de temps ? Sans doute pas longtemps, vu l’absence de symptômes.

Quelques minutes à peine après avoir été mise à l’écart de la communauté, F-437 entendit les portes de la zone s’ouvrir à nouveau. À travers la paroi vitrée de sa cellule, elle vit qu’on amenait un autre voyageur à l’isolement. C’était M-421. Son cœur se serra. Elle se redressa.

Le jeune homme fut envoyé dans la cellule voisine de la sienne. Avant que leurs regards ne se croisent, F-437 écouta la conversation avec les geôliers. Le vitrage étouffait les sons, mais pas suffisamment pour empêcher de percevoir les discussions.

– Vous allez me dire pourquoi je suis là ?

– Votre amie est enceinte.

– Qu’est-ce que ça a à voir avec moi ? Elle ne peut quand même pas enceinte de moi ?

– Si, elle l’est.

M-421 recula d’un pas, bras ballants, et se tourna vers F-437, de l’autre côté de la vitre. Il vit à son regard qu’elle avait entendu. Le garant de l’intégrité de la colonie poursuivit :

– Mais ce n’est pas tout.

– Comment ça, ce n’est pas tout ?

Un autre geôlier vint ouvrir la cellule de F-437.

– Vous êtes libre, voyageuse.

Elle avança avec précaution, soulagée d’être libérée mais incapable de comprendre ce qui se passait pour M-421.

– Votre amie est enceinte de vous… ainsi que quatre-vingt-trois autres voyageuses de la communauté.

*

Pour la quatrième fois de la journée, Noam s’accroupit face à un défaut observé dans la paroi interne du vaisseau. Il enregistra un mémo audio, comme toujours, et poursuivit sa ronde. Une main au front, l’autre sur l’arme, il salua quelques techniciens de la même faction qui passaient par là.

Arrivé au grand anneau, Noam emprunta un couloir, puis passa dans une ouverture qu’une explosion avait déchirée dans le métal. Il atterrit dans une autre des structures pivotantes, qui ne tournait plus depuis bien longtemps. Il évolua alors en apesanteur, se donnant une impulsion de départ pour traverser la zone.

Des tirs échangés avec une guilde ennemie avaient abîmé certaines pièces. Il fallait absolument veiller à les remettre en état, si l’on souhaitait que le vaisseau atteigne Proxima-B un jour. Noam ne connaîtrait pas cet atterrissage, cet « Approximissage » comme on disait ici. Il restait encore trois-cents ans de voyage.

Pendant sa période d’études, organisée par la guilde, Noam avait consulté longuement les archives du journal de bord du vaisseau. Il avait tout lu de l’ère idyllique du contrôle, organisée durant les premiers siècles de voyage. Aujourd’hui, la vie à bord n’avait plus rien de semblable à cette époque, révolue depuis plusieurs millénaires. Voyageurs et voyageuses s’étaient séparés en groupes distincts qui gardaient chacun une partie du vaisseau comme territoire. La nourriture manquait, les enfants naissaient malades ou malformés du fait de leur trop proche parenté ou de la malnutrition des parents. Parfois, les techniciens chargés d’inspecter l’état du vaisseau après une rixe, pourtant protégés par des accords de paix, se faisaient tirer dessus. Noam aurait accepté de porter un numéro plutôt qu’un prénom, si c’était pour mener une vie paisible du premier au dernier jour.

Tout avait basculé le jour où l’algorithme de natalité avait semblé mal remplir son rôle. On avait découvert près d’une centaine de femmes fécondées par le même voyageur, fécondations qui avaient eu lieu lors d’examens de routine, à leur insu. Les journaux racontaient qu’il avait fallu quatre ans de travail de la part des informaticiens pour parvenir à comprendre ce qui s’était passé en pénétrant dans l’algorithme.

Noam avait plusieurs fois essayé de s’imaginer ce qu’avait dû être la découverte de ce scandale, de chacune de ses étapes. Il avait essayé de s’imaginer la tête de ces gens paisibles, propres, en bonne santé et bien nourris quand ils s’étaient rendu compte de ce qui s’était véritablement passé.

Noam avait regardé les vidéos que l’on diffusait à l’époque avant la récolte de gamètes ou la fécondation. Il avait vu les pionniers de Proxima Genesis s’exprimer. Parmi eux se trouvait le Traître : Édouard Dowey.

L’un des scientifiques pourtant à l’origine de la procédure de contrôle de la natalité s’était laissé aveugler par son ego. En remontant dans le journal du vaisseau et sa population, on avait découvert que l’un de ses fils faisait partie du voyage, de la génération qui avait quitté la Terre. Le code avait été conçu de façon à faire en sorte que l’un de ses descendants au moins atteigne Proxima-B avec certitude. En effet, on ne pouvait normalement pas être sûr qu’une lignée ne vienne pas à s’éteindre. Le contrôle de la santé était si strict qu’à l’apparition de la moindre anomalie physique, des gamètes pouvaient être écartés du processus et une descendance s’éteindre. Statistiquement, cela pouvait se produire un nombre de fois raisonnable sans compromettre l’intégrité de la colonie en six millénaires. Le trafic du code, hélas, avait tout chamboulé.

En forçant la procédure à toujours faire en sorte de conserver l’un de ses descendants, Dowey avait perturbé tout le système. Et quelques centaines d’années après le départ, une anomalie s’était produite, et avait scellé le sort de ces femmes.

Le clivage entre celles et ceux qui voulaient les faire toutes avorter et les autres avait eu lieu. Les premiers clans s’étaient formés. Et plus de cinq mille ans plus tard, Noam, né sans contrôle, rôdait arme à la ceinture en apesanteur dans le même vaisseau, affaibli par les coups de feu d’une guerre civile millénaire en huis clos.

Le technicien renseigna une nouvelle anomalie dans une paroi. Le revêtement s’était ouvert suite à un impact, et en dessous le métal commençait à rouiller.

Noam retrouva une zone où la gravité lui permit de se tenir debout. Il marcha dans un couloir jonché de déchets et frappa trois fois, puis deux fois à des rythmes différents sur une paroi, qui s’ouvrit.

Dans le bidonville intérieur de sa faction, Noam eut le réflexe humain de lever les yeux vers le ciel. Comme pour tout le reste de sa vie, son regard ne rencontra qu’un plafond, aussi haut soit-il.

Face au gâchis perpétré par sa propre espèce, le technicien se demanda si ce qui pouvait arriver de mieux n’était pas que leur vaisseau parte, ne disparaisse dans l’univers. À la dérive.


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