Le jour de l’arbre · #17/52

Leader naturel de sa tribu, Harùn entend bien exploiter toutes les possibilités qui l’aideront à emmener un jour son peuple dans le Cosmos.

Harùn était très jeune lorsqu’il s’était porté volontaire. Lui le cueilleur, lui le leader naturel avait bien vite compris qu’il était plus intelligent que les autres. Et il les aimait, les autres. Ses frères. Ses sœurs.

Alors quand, au milieu de la jungle, lui qui était encore considéré comme un enfant par certains s’était mis debout devant l’oracle, torse bombé, pour dire qu’il mènerait son peuple dans le Cosmos, on lui avait ri au nez.

Mais Harùn avait plus d’un tour dans son sac. Endormi près des siens, les yeux braqués vers les étoiles, il avait regardé la voûte des nuits entières, cherchant au plus profond de lui-même une solution que lui seul pouvait trouver.

Un soir, une idée s’imposa à lui comme une évidence après avoir vu des traces de bêtes dans la boue. Harùn avait un plan. Il hésita un instant à réveiller l’oracle et toute la tribu… puis il se retint. Lui seul devait en connaître les détails.

L’idée semblait si simple qu’Harùn ne comprenait pas comment il n’y avait pas pensé plus tôt. Ce que l’on ne pouvait pas faire, il fallait le faire faire à d’autres. Certaines bêtes avaient des capacités différentes des leurs. Il fallait les exploiter. Donner des travaux de force aux bêtes fortes, donner des tâches de constructions aux bêtes habiles en ce domaine.

C’est ainsi qu’Harùn se débrouilla pour rencontrer les Lisses. Les bestiaux étaient farouches, mal à l’aise dans la jungle. Ils émettaient d’étranges bruits auxquels ils semblaient se répondre, comme dans la tribu. Des Lisses, Harùn en avait déjà rencontré. On les disait têtus, vils, paresseux. Mais un détail révélait cependant quelque chose de capital : ils utilisaient des outils avec une précision enviable.

Harùn les rencontra… et décida d’en faire ses esclaves.

Quand l’oracle objecta qu’il s’agissait là d’une mauvaise idée, il était trop tard. Le jeune allait suivre les Lisses, vivre avec eux, communiquer avec eux, même si cela l’obligeait à vivre très loin des siens. Ce n’était pas seulement important pour la tribu, non, mais pour le peuple tout entier.

*

Harùn se fit accepter des Lisses et partit avec eux pour un long voyage. En bout de course, il n’y avait plus de jungle. Il n’y avait même plus d’arbres. Harùn rencontra Jeff, avec qui il entretint des liens particuliers, ainsi que de nombreux autres membres de son peuple qui avaient voyagé, eux aussi.

Les Lisses s’affairaient autour d’Harùn, caquetant à longueur de journée, mettant à sa portée divers dispositifs de plus en plus élaborés. Les Lisses l’appelaient Chang, incapables sans doute de prononcer son nom. Ces primitifs s’affairèrent à lui prodiguer soins et artefacts techniques dans le but que Chang en fasse un outil.

Le moindre des mouvements d’Harùn était épié. Les Lisses apportaient des objets fantastiques, puis observaient les réactions de celui qu’ils considéraient manifestement comme leur étant supérieur avec crainte. Si la réaction leur convenait, rassurés, ils offraient à Harùn le fruit d’une cueillette qu’il n’aurait pas à faire lui-même. Ils étaient têtus et paresseux, peut-être… mais ils parvenaient à trouver à manger dans une région sans arbres. Ces êtres étaient bien plus fascinants que ne l’avait sous-entendu l’oracle.

Chang comprit au fil du temps que l’heure du départ approchait. Chaque jour, il maniait avec de plus en plus d’aisance les dispositifs des Lisses. Ils le mettaient à rude épreuve, le soumettant à des tests qui le bringuebalaient dans tous les sens et dont l’issue positive devait probablement être associée, dans leurs croyances, à une nature divine.

Les autres membres du peuple d’Harùn, eux aussi présents chez les Lisses, n’étaient pas dupes. L’un d’eux les surpassait tous et les mènerait hors de ce monde : c’était lui, c’était Chang.

*

Enfin, le jour arriva. Pour la première fois depuis bien longtemps, Jeff emmena Harùn voir un arbre, un arbre immense, creux, clair et sans branches. Il y avait beaucoup de Lisses autour d’eux, plus qu’aucun autre jour.

Jeff revêtit Harùn de la tunique des Lisses en signe de respect, et alla jusqu’à le porter pour pénétrer cet arbre hors du commun.

On installa Harùn dans un petit nid au creux de l’arbre, pas plus grand que les outils gigantesques auxquels les Lisses l’avaient habitué jour après jour. Harùn y retrouva quelques repères et fut ému aux larmes. Le service des Lisses dépassait tout ce qu’il aurait pu espérer d’une espèce aussi primitive.

Jeff caqueta en caressant la main d’Harùn, signe de soumission :

– Au revoir, Chang… Bonne chance.

Harùn protesta mais le nid se referma.

Dans les minutes qui suivirent, des bruits de plus en plus intenses se levèrent. Harùn sentit l’arbre vibrer comme en plein tonnerre, tellement fort qu’il en eut la nausée. Mais il en fallait plus pour l’impressionner. Accroché à tout ce qui était à sa portée, il serra les dents tandis que la pression qu’il ressentait s’élevait plus que dans n’importe laquelle des épreuves ordaliques subies jusqu’ici.

Harùn tint bon. Au fond de lui, il le sentait : il avait quitté le sol. L’arbre s’était soulevé de terre comme un gigantesque oiseau et filait droit vers les étoiles.

Comme pour lui souhaiter bon voyage, les Lisses lui firent encore parvenir des épreuves auxquelles il s’adonna, mais Harùn n’avait pas faim avec toutes ces secousses. Il ne reçut d’ailleurs pas d’offrande, cette fois.

Après un court moment de voyage, Harùn sentit l’arbre s’ébranler de nouveau. Les secousses furent plus terribles encore qu’au départ, au point qu’il se blesse au visage.

Harùn faillit perdre connaissance. Sonné, il lui fallut attendre le retour au calme dans le nid sombre pour réaliser ce qui venait de se produire. Il avait voyagé parmi les étoiles.

Le nid s’ouvrit, fut inondé de lumière. Un Lisse qu’Harùn ne connaissait pas l’aida à s’en extraire, le congratula pour sa performance dans son langage primitif. Coup d’œil par-dessus l’épaule : il ne restait plus de l’arbre qu’un minuscule morceau, de la taille du nid.

Fier de lui, Harùn sourit. Il avait atterri sur une étendue d’eau plus grande que tout ce qu’il avait connu jusque là, et se félicitait d’être en vie.

Dès qu’il croiserait l’un des siens, il lui demanderait de colporter la bonne nouvelle aux autres, qui eux-mêmes la feraient transiter, encore et encore, jusqu’à ce que l’oracle et le reste de son village soient mis au courant : Harùn avait voyagé dans le ciel, et les Lisses étaient bien décidés à faire évoluer leurs outils… pour qu’un jour le peuple entier puisse faire de même.

Harùn retrouva Jeff un peu plus tard, et le considéra presque comme l’un des siens. Il avait fini par se prendre d’affection pour lui. Jeff ne le comprit sans doute pas, vu sa réaction, mais il lui dit :

– Nous sommes différents. Mais aujourd’hui, le peuple de Jeff connaîtra pour toujours Harùn, et sache que le peuple d’Harùn connaîtra aussi longtemps le nom de Jeff.

Et il serra le Lisse contre lui, comme un frère, avant de jeter encore un regard vers l’eau agitée. Le reste de l’arbre avait disparu sous la surface.

*

Le 31 janvier 1961, Ham, le chimpanzé n°65 que ses maîtres appelaient Chang, fut le premier primate à effectuer un voyage dans l’espace. Après un vol d’environ 17 minutes au cours duquel il dut s’adonner à quelques exercices, il fut extrait sain et sauf de sa capsule, échouée dans l’Atlantique. Il ne revit pas son Cameroun natal, mais finit sa vie paisiblement.


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