Sur le fil · #16/52

À la veille de l’année 2100, d’incessantes coupures de courant menacent le bon fonctionnement des robots médicaux d’un hôpital.

Ce n’était pas la première fois que Déborah se faisait réveiller par le signal d’arrivée de l’autotaxi. S’endormir tout en se laissant conduire était une habitude qu’elle avait acquise pendant ses études, et qu’elle continuait d’entretenir malgré elle, maintenant qu’elle pratiquait. Il était cependant assez rare qu’elle s’endorme sur les trajets avant la garde. En général, elle tombait plutôt de fatigue après.

– Vous êtes arrivée, prévint le véhicule après avoir bipé. Placez votre pouce sur la marque bleue pour payer.

– Envoyez la facture à l’hôpital Saint Damien.

Après une seconde d’attente, l’adresse du centre hospitalier apparut sur le tableau de bord. L’autotaxi répondit :

– Très bien. Placez votre pouce sur la marque bleue pour valider la facturation à l’hôpital Saint Damien.

La cliente s’exécuta.

– Merci, Dr Déborah Palmier.

Cinq étoiles creuses apparurent sur la poignée de la portière.

– N’oubliez pas de noter votre course pour pouvoir sortir.

Déborah donna trois étoiles sur cinq et quitta le véhicule.

Il faisait glacial, et déjà nuit. Déborah se fraya un chemin entre les dizaines de véhicules qui avançaient au pas d’homme sur les cinq bandes de la route. Elle frissonna jusqu’à son arrivée au service d’urgences gynécologiques, bondé.

Sur son passage, ceux qui la connaissaient la saluaient, parfois juste d’un sourire cordial. De temps en temps s’échappait un « Bonjour docteur » auquel elle répondait d’un signe de tête

– La relève arrive ! Je n’en pouvais plus.

Le docteur Meshri se leva de sa chaise pour faire la bise à sa consœur. Il avait le visage terne et le regard fuyant de quelqu’un resté en alerte vingt-quatre heures. Et pour cause : c’était exactement ce qui venait de se passer.

– Rien de particulier ?

– Les urgences débordent, comme d’habitude, répondit-il en lui passant le bracelet de garde.

– Et en chambre ?

– Rien de spécial. Si ce n’est la 4 qui devrait accoucher, là.

Déborah soupira.

– Tant qu’elle accouche avant minuit…

Meshri but une gorgée de café, puis dit :

– Il faudra bien que la première fois arrive. À partir de demain, ce sera comme ça tout le temps. Enfin, pendant vingt ans.

– Il faut qu’elle accouche ce soir, répéta Déborah.

– Il est 16h30 et elle est à cinq centimètres. Elle a bien le temps jusqu’à minuit ! Pas d’inquiétude. Moi, je…

Une coupure de courant totale interrompit le médecin. Le passage à l’obscurité fut brutal. À peine eurent-ils le temps de réaliser ce qui se passait que l’électricité revint.

– Merde, ça commence bien.

– C’est ça qui m’inquiète le plus, dit Meshri. C’est arrivé toute la journée. Si ça lâche pendant une opération…

Déborah relativisa.

– Les chirobots ont des batteries et quatre heures d’autonomie. Pas d’inquiétude.

– Tu imagines qu’il y a quarante ans, les robots dépendaient entièrement du courant ?

– Oui… mais il y avait plus de pétrole pour les générateurs en cas de panne.

– C’est pas faux.

Le médecin finit son café d’une traite et jeta son gobelet dans la recycleuse.

– Je vais y aller, Déborah. J’ai besoin de dormir, figure-toi.

– Bonne nuit, lui dit-elle.

– Bonne nuit… et bonne année !

Déborah sourit. De toutes les gardes de l’année, celle-ci était la pire. Et même la pire des cent ans à venir.

*

Déborah aurait aimé passer en chambre rencontrer les patients, mais à peine Meshri fut-il parti qu’on la sollicita déjà pour les urgences. Elle courut d’une personne à l’autre pendant des heures, sans manger ni boire, sans aller aux toilettes ni dormir.

Le seul écho du monde extérieur dont elle bénéficiait était les images et messages qui s’affichaient sur certaines vitres dans les couloirs lorsqu’on les sollicitait, et qui permettaient aux patients assis près d’une porte de se distraire.

Aucune image ne surprit Déborah. Elle s’était habituée aux effondrements d’immeubles en Amérique Latine, aux gens piétinés dans un mouvement de foule en plein Sahel, aux résidents d’un immeuble européen immense qu’on retrouvait deux semaines après leur suicide. Elle s’était habituée aux nouvelles de bagarres devant des boulangeries, de magasins pillés à la moindre manifestation, aux épidémies qui se répandaient comme des feux de poudre au sein des zones les plus denses, aux gens qui migraient et mendiaient pour de l’eau plutôt ques pour de l’argent. En somme, Déborah s’était habituée aux triste nouvelles de son monde surpeuplé.

Lorsque la gynécologue put enfin prendre le temps d’aller faire le tour des chambres, à bout de forces, il était déjà plus de 21h00. Elle commença par la chambre 4, où elle retrouva la patiente essoufflée entre deux contractions. Les bras d’araignée du médibot qui la surveillait palpaient son ventre et prenaient des mesures sous les draps.

– Docteur, je n’en peux plus… articula-t-elle.

Déborah consulta l’écran du robot. Dilatation : huit centimètres.

– Ne vous inquiétez pas. Je vais vous emmener en salle d’accouchement. Vous devriez être prête d’ici deux heures.

Le bracelet de garde vibra au poignet de Déborah. On avait besoin d’elle aux urgences.

– Merde… Je dois vous laisser, je reviens très vite.

– Mais… vous êtes toute seule ? s’inquiéta la patiente.

– Vous savez, nous ne sommes pas très nombreux. Mais le médibot est là, et il me préviendra s’il y avait un problème.

– Et pour la douleur ?

– Le robot ne vous a pas fait de péridurale ?

– Non, il…

Mains sur le ventre, la future mère crispa le visage et hurla de douleur. La contraction était violente. Déborah vérifia l’historique du robot. L’injection n’avait effectivement pas eu lieu. Instantanément, elle pensa aux pannes de courant.

J’espère que les coupures ne font pas déconner les robots, pensa-t-elle. Non… ça doit être une erreur, c’est tout.


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