Pardonnez-moi · #12/52

Naviguant entre les tours immenses de la ville, les Forces d’Intervention Cultuelle veillent à l’intégrité spirituelle de la population.

Tobias n’aurait pas dû accepter de conduire. Accroché au volant, pied au plancher, il faisait voler la voiture de la brigade entre les deux plans de circulation. Les sirènes hurlantes couplées aux flashes lumineux des lampadaires qui dessinaient des traits dans son champ de vision étaient en train d’amplifier sa migraine naissante.

– Plus vite, plus vite ! Il est presque 18:00 !

Le capitaine, assis sur la banquette arrière, s’était penché en avant pour hurler. En tout, ils étaient quatre, et quatre autres membres des Forces d’Intervention Cultuelle les suivaient dans le véhicule juste derrière.

– Attention !

Une collègue venait de crier, sortant Tobias de l’assoupissement dans lequel la migraine l’avait plongé. Sans s’en rendre compte, il avait peu à peu dévié de sa trajectoire et, tirant progressivement sur le volant, s’était dangereusement rapproché du plan de circulation supérieur. Heureusement, le cri l’avait sorti de son début de sommeil, et il avait pu replonger de quelques mètres sans s’écraser contre qui que ce soit.

– Tobias ! Vous avez bu ou quoi ?

– Désolé, chef.

– La prochaine fois, si vous êtes crevé, laissez quelqu’un d’autre conduire !

Ils finirent par atteindre la zone qu’on leur avait indiquée. Tobias descendit, traversa prudemment le plan de circulation inférieur, et atterrit devant la tour de deux-cents étages. La deuxième voiture fit de même. Au total, huit membres des Forces d’Intervention Cultuelle débarquèrent ainsi dans cet endroit lugubre, arme au poing.

C’était une rue large, mais son enclavement entre plusieurs hautes tours rendait l’atmosphère étouffante. Sur le sol, le vieux tarmac qu’on n’utilisait plus depuis des années était craquelé, creusé d’immenses trous, jonché de déchets. La vie, la vraie, avait lieu dans les étages supérieurs. Les ombres des voitures qui volaient à douze mètres cinquante puis à vingt-cinq mètres allaient et venaient en vitesse, se croisaient, léchaient le sol avec ses creux et ses bosses. Tobias tentait de ne pas les regarder, cela n’aurait fait qu’augmenter son mal de crâne.

– Tiens, tiens, tiens…

À l’entrée de la tour d’où s’approchaient les huit collègues se trouvait déjà une autre brigade. Tobias reconnut les uniformes rouges de la Brigade Anti-Culte.

Il y avait de la concurrence dans la sécurité, en particulier dans la sécurité spirituelle. Les gens s’imaginaient que le métier était facile. En amateurs, ils rassemblaient leurs amis, ouvraient une ligne de contact et se mettaient à pourchasser les pieux sans rien y connaître. Ils déchantaient généralement après leurs premiers interrogatoires stériles. Les pieux ne se laissaient pas facilement avoir, et rien qu’au bureau, Tobias avait déjà assisté, voire participé à des entrevues pour lesquelles il n’aurait pas aimé se retrouver de l’autre côté de la table.

Ceux-ci n’étaient pas des amateurs. La Brigade Anti-Culte était rapide et efficace, il fallait bien le reconnaître. Leur chef, Mallone, avec sa barbe grise, ne manquait jamais une occasion de se payer leur tête.

– Mais on dirait bien ces guignols de FIC ! dit-il.

Ses sbires ricanèrent.

– Qu’est-ce que vous faites là, Mallone ? demanda le chef.

– La même chose que vous, on dirait, Simons.

– Qui vous a appelé ?

Le barbu sourit.

– Tu veux l’info pour me piquer mon enquête ? Plutôt crever.

La tension était forte. Les membres de la BAC étaient douze et ils utilisaient des balles électriques. Avec leurs huit hommes et leurs balles en caoutchouc, les FIC n’avaient aucune chance en cas de bagarre.

Les chefs continuèrent une bonne minute à se regarder de travers sans oser bouger. Leurs sbires faisaient de même. Ils savaient pertinemment que le premier à avancer serait suivi par les autres et risquerait de se faire voler la raison de sa venue. Soit les deux polices étaient présentes pour la même raison, soit non. Mais si ce n’était pas le cas, l’une comme l’autre n’hésiterait pas à marcher largement sur les platebandes de sa concurrente.

À côté de Tobias, sa collègue Anaïa recevait des informations sur l’écran souple au dos de son gant. Que faisait-elle ? Tobias reconnut la tour au pied de laquelle ils se trouvaient, vue de haut. Il leva les yeux au ciel, et entre les pare-chocs des voitures avançant entre les deux plans de circulation, il parvint à distinguer au loin un petit point noir qui volait contre les fenêtres. Un drone.

Anaïa tapota son gant pour montrer quelque chose à Tobias. Au cent-vingtième étage, la tour se rétrécissait de quelques mètres : la partie qui continuait vers le ciel était plus fine que la base. La différence de taille entre les deux parties avait permis l’aménagement d’un petit jardin, suffisamment grand pour y atterrir. Une fois là-haut, il n’y aurait plus qu’à descendre quelques étages.

Ils devaient faire vite s’ils voulaient surprendre leur cible en flagrant délit, mais s’ils prévenaient le chef Simons à voix haute, les rapaces de la BAC les suivraient.

L’œil avisé de Simons avait repéré le drone, bien qu’il vole si haut au-dessus de leur tête, dans un champ de vision limité par la circulation. Entendant murmurer dans son dos, il jeta un regard en arrière et capta le visage d’Anaïa. Il savait que ses hommes préparaient quelque chose.

Jouant quitte ou double, il dit à Mallone :

– Soyons réglo, pour une fois. Et si nous rentrions ensemble à l’intérieur ? Ensuite, que le meilleur gagne.

Mallone ricana.

– Que le meilleur gagne ? Ça ne vous laisse pas beaucoup de chance.

Confiants, les membres de la Brigade Anti-Culte acceptèrent. Pas moins d’une vingtaine de policiers armés issus de deux compagnies privées différentes firent donc irruption dans le vaste bâtiment. Les nombreux employés des bureaux qui occupaient la tour les regardèrent avec inquiétude.

Arrivée au fond de l’immense hall, chacune des brigades occupa un ascenseur différent.

– Le temps que vous arriviez à votre étage, on aura déjà coffré notre pieux, et le vôtre ! jeta Mallone avant que la porte métallique ne se referme.

– Anaïa, j’espère qu’on s’est compris sur ce coup-là, dit Simons.

– Oh oui, chef.

Avant même que la porte ne se referme, elle enclencha l’alarme de sécurité. Tous les ascenseurs étaient bloqués.

– Vite !

Anaïa courut la première, suivie par ses collègues et le chef. Ils sortirent précipitamment de la tour, se ruèrent vers leurs voitures. Tobias reprit le volant et démarra en trombe. Tirant de toutes ses forces sur les commandes, il éleva le véhicule presque à la verticale.

– Attention, attention Tobias ! grogna le chef quand ils passèrent entre deux voitures au premier plan, à douze mètres cinquante.

Tobias ne put éviter la collision au deuxième plan. Le nez de la voiture de police souleva le capot d’une citadine, brisant un phare et tordant la calandre, mais réussit à passer malgré le choc.

– Je viens de vous dire de faire attention !

À ce stade de la migraine, des acouphènes encombraient l’audition de Tobias. Il perdrait sûrement son permis de conduire dans l’espace interplan, mais au moins, ils étaient passés, et n’avaient plus qu’à monter jusqu’au cent-vingtième étage pour se poser.

Un seul véhicule se posa dans le jardin du cent-vingtième. La deuxième voiture était restée en bas et s’occupait de régler le problème de l’accident généré par Tobias. Seuls quatre membres des FIC descendirent donc plusieurs étages à pieds, et coururent dans les couloirs. Pas de trace des emmerdeurs de la BAC, sans doute encore bloqués dans l’ascenseur.

Enfin ils arrivèrent derrière la bonne porte. Simons avait retenu les informations par cœur, il savait que c’était là. Il compta jusqu’à trois et l’enfonça dans un fracas épouvantable.

– Forces d’Intervention Cultuelle ! Personne ne bouge.

La salle, entièrement vitrée sur deux murs, était très éclairée. Une trentaine de personnes étaient assises sur leur tapis, en tenue de sport. Effrayés par la violence de l’entrée des policiers, certains avaient poussé des cris. Une femme aux boucles d’oreilles tombant jusqu’aux épaules s’approcha d’eux.

– Baissez vos armes, bon sang, vous ne voyez pas que vous faites erreur ?

– Madame, on nous a signalé un rassemblement religieux ici même. Comme vous le savez, c’est illégal.

– C’est un cours de yoga tout ce qu’il y a de plus normal.

– C’est cela, oui.

Simons fit un pas de côté, rangeant son arme à la ceinture, et s’adressa à l’assemblée.

– Que personne ne bouge. Nous allons procéder à une fouille de vos affaires personnelles. N’essayez pas de vous enfuir.

Tobias, Anaïa et leurs collègues commencèrent à palper les suspects, à la recherche du moindre signe qui traduirait une conviction religieuse. La migraine de Tobias avait atteint son paroxysme. En pleine fouille, il dut partir en courant et vomit dans une poubelle du couloir.

– Bande d’enfoirés !

C’était Mallone et sa bande qui s’approchaient, après avoir été libérés du piège de l’ascenseur.

– Trop tard, Mallone, on est déjà sur le coup, grogna Tobias en se redressant.

Le chef de la BAC jeta un œil à l’intérieur et vit Simons discuter vivement avec la prof de yoga. Il savait qu’il ne pourrait plus intervenir.

– Tu diras à ton boss qu’on lui revaudra ça !

Tobias regarda les policiers concurrents s’éloigner. Se sentant encore nauséeux, son regard replongea vite au milieu des ordures. C’est là qu’il vit quelque chose briller.

Grimaçant, le policier plongea la main à l’intérieur, et repoussant comme il pouvait son envie de vomir, sortit de la poubelle une petite chaîne dorée au bout de laquelle pendant une croix plus longue que large. Une croix christianniste.

Ils étaient cuits.

– Chef !

Il avança jusqu’à la porte défoncée et apparut, pendentif à la main, devant tout le monde.

– Regardez ce que j’ai là !

Sans un mot, la prof de yoga se mit à courir jusqu’à une porte qui se trouvait dans le fond de la pièce. Simons la poursuivit en criant, mais entendit la clé tourner dans la serrure comme il arrivait sur la porte fermée.

– Merde ! Où mène cette issue ? hurla-t-il aux personnes présentes dans la pièce.

Un homme répondit timidement :

– Dans… Dans le couloir. Ce sont les vestiaires, ça mène juste plus loin dans…

Trois des quatre policiers couraient déjà dehors. Anaïa prit l’ascenseur, Simons et Tobias les escaliers.

– Attendez, chef… dit Tobias.

Il eut une seconde de réflexion et dit encore :

– Continuez, je vais monter prendre la voiture !

Simons courut vers le bas, Tobias vers le haut pour retrouver le jardin du cent-vingtième. La tête lui tournait si fort qu’il trébuchait par moments. Il vomit sur un buisson à deux mètres de la voiture, puis s’y engouffra et la démarra.

Simons, qui courait vite, aperçut rapidement la femme qu’il poursuivait plus bas dans les escaliers. Sa silhouette apparaissait de temps à autre dans la spirale de béton. Puis il ne la vit plus du tout.

« Où est-elle passée ? »

À peine se posa-t-il la question qu’on lui asséna un violent coup au visage. C’était elle, cachée dans un coin sombre, qui venait de lui envoyer une poubelle métallique en pleine tête.

La femme ouvrit une porte et courut dans un couloir. Elle fit demi-tour aussi vite qu’elle put en y découvrant Anaïa et son collègue. Sautant au-dessus du corps inanimé de Simons, elle descendit d’un étage encore, et détala dans un hall vitré. Sa course fut interrompue avec fracas par la voiture de police pilotée par Tobias, qui lui barra la route en passant à travers les fenêtres. Aveuglée par ses propres bras, qu’elle agitait en criant pour se protéger de la pluie de morceaux de verre, la femme s’écrasa contre la voiture et tomba en arrière.

Tobias quitta son véhicule et la ramassa pour lui passer les menottes.

– Vous êtes en état d’arrestation pour organisation d’un rassemblement cultuel. Tout ce que vous direz…

*

Tobias entra au bureau avec une meilleure mine que quelques heures auparavant. Les médicaments et un sommeil profond avaient fait leur effet.

Les murs qui encadraient les postes de travail disposés en îlots étaient couverts de photos, de posters de propagande religieuse, ou d’objets saisis par l’équipe : bibles, croix, croissants, tapis de prière,..

Tobias retrouva ses collègues et demanda où était la prévenue.

– En salle d’interrogatoire, dit Anaïa. Avec Simons.

Le policier sortit le pendentif en croix d’une de ses poches, emballé dans un sac en plastique.

– La machine est libre ?

– Pour les empreintes ? Je pense.

Cinq minutes plus tard, Tobias entrait dans la salle d’interrogatoire froide, lugubre, où il trouva Simons d’un côté de la table et la prévenue, toujours ensanglantée, apeurée de l’autre côté. Il jeta le sachet en plastique entre eux deux et dit :

– Mauvaise nouvelle, Samantha. On a vos empreintes là-dessus.

Elle fondit en larmes.

– Vous pensiez vraiment pouvoir camoufler vos rassemblements christiannistes en cours de yoga pendant longtemps ? Au sein même de votre entreprise, sans que personne ne vous dénonce ?

– Vous ne comprenez pas, dit-elle à Simons entre deux sanglots. Ça nous rassemble. Nous avons des valeurs communes, nous partageons la paix, tous ensemble.

– Allez dire ça aux gosses que vous avez traumatisés pour le restant de leurs jours. Aux familles des victimes des islamistes. Aux victimes collatérales des feux d’abattoirs des hindouistes…

– Nous ne faisons rien de tout ça ! Nous nous rassemblons juste pour prier ! Prier !

Simons sourit, croisa le regard de Tobias, qui lui adressa un clin d’œil.

– Ça ressemble pas mal à des aveux, Samantha, dit le chef.

– Le vomi avait enlevé toutes les empreintes, révéla Tobias. Heureusement, on a pu compter sur vous. Vos petits amis et vous, vous êtes foutus.

Simons ramassa le collier. Les deux policiers quittèrent la pièce sans un mot de plus, laissant la femme seule, avachie sur la table, en pleurs et en sang.

– Ça va mieux, Tobias ?

– Beaucoup mieux, chef.

– Vous avez fait du bon boulot. À part pour la bagnole, évidemment. Une putain de paperasse vous attend. On s’arrangera pour que vous retrouviez votre permis de conduite interplan rapidement.

– C’est possible, ça ?

– Après qu’on ait envoyé au trou une pieuse comme celle-là, qui pervertissait l’esprit de dizaines de personnes sur son lieu de travail ? Ce ne sera qu’une formalité.

Simons fit mine de partir, puis il revint vers Tobias.

– Essayez de soigner ces migraines. Vous ferez un excellent flic, c’est moi qui vous le dit.

– Merci chef.

*

Simons regardait les infos, projetées sur un mur de son petit appartement du trentième étage. Torse nu, bière à la main, il observait son propre visage souriant en vidéo, recevant les honneurs du bourgmestre sous les yeux de ses hommes, décorés eux aussi.

Les Forces d’Intervention Cultuelle étaient les plus efficaces, en dépit de leurs méthodes musclées, avait dit le politicien. Toujours sur la ligne rouge.

Simons claqua des mains deux fois pour arrêter la projection. Il but une gorgée de bière et posa la bouteille sur une table avant de sortir le pendentif en croix de sa poche arrière. Il ouvrit le sachet pour l’en sortir et l’observa un instant, oscillant au bout de ses doigts.

Le policier avança jusqu’à sa chambre et ferma la porte derrière lui. Des cierges brûlaient sur la table de nuit, à côté de bibles et de corans qu’il avait empilés là. Sur le mur, des tissus représentant Shiva, Jésus, et d’autres figures religieuses étaient suspendus, encadrés de chapelets et de médaillons. Sur la droite, il y avait une chasuble et une kippa.

Simons accrocha le pendentif christianniste à un clou. La lumière des cierges lui donnait un magnifique éclat. Puis il ramassa un martinet qui jonchait le sol et s’agenouilla sur un tapis de prière oriental. Sans ménagement, le chef des Forces d’Intervention Cultuelle fouetta son propre dos, déjà marqué de cicatrices.

– Pardonnez-moi…


Partagez votre amour

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *