Autonomes · #07/52

Quand une mise à jour change votre quotidien, il faut l’accepter… ou se rebeller.

Cela avait commencé par un fast food, un de ces endroits chauds où même l’air semble gras, où l’on passe commande sur une borne mal programmée en étant pressé par les jeunes de derrière, dans la file.

En sueur, Patrick essuya son pouce sur son costume mal repassé avant de le présenter à la borne, qui valida le paiement. Au comptoir, un homme maigre au visage désagréable claqua le plateau qui lui était destiné sur le métal. Le client prit son dû sans un mot et alla s’installer en soupirant près de sa femme, Sandra.

Patrick détestait ce genre de nourriture. Mais avec Sandra, après le travail et avant d’aller faire un tennis avec des amis, c’est tout ce qu’ils avaient trouvé d’ouvert sur le chemin. En tout cas, c’était tout ce qui était encodé dans le GPS de la voiture, et ils n’avaient pas cherché plus loin. Elle y allait toute seule, sans qu’ils ne doivent toucher au volant, c’était tout ce qu’ils voulaient savoir.

– Je suis sûr que je vais encore avoir faim, dit Patrick en déballant son cheeseburger.

– On ne va pas se goinfrer avant d’aller jouer au tennis, répondit sa femme.

– C’est pas faux…

Il fallait absolument qu’ils se remettent au sport. La barre des quarante ans était atteinte, et ils étaient décidés à ne plus se laisser aller comme ils l’avaient fait ces dix dernières années. La bonne résolution du couple avait donc été scellée : ils avaient téléphoné à leurs amis et avaient programmé un tennis. Le destin moqueur et un peu de mauvaise foi les avaient ensuite conduits ici.

Quelques minutes plus tard, ils remontèrent dans la voiture. Sandra voulut encoder l’adresse du club, mais la voiture refusait de coopérer.

– Qu’est-ce qui se passe ?

– Je clique, mais il ne se passe rien.

Patrick remarqua la diode verte qui clignotait à côté de l’écran.

– Elle fait une mise à jour ! s’exclama-t-il. Il ne manquait plus que ça.

En quelques manipulations, il parvint à afficher la progression. Trois pourcents.

– J’appelle Manon ? demanda Sandra.

– Oui, il vaut mieux les prévenir du retard. On est coincé ici un moment.

Son épouse sortit son smartphone et composa un numéro. Patrick soupira. Dix pourcents.

Quand elle eut raccroché, il annonça :

– Bon, écoute, je vais me reprendre un cheese le temps que ça se termine.

– Arrête, chéri, tu vas être ballonné pour le jeu, ce serait ridicule.

Elle avait raison. Le couple passa les vingt minutes suivantes à scruter l’écran de leur smartphone. Un bip mit fin à leur supplice.

– Ah !

Sandra démarra le moteur avec succès.

– Ce n’est pas trop tôt ! dit-elle.

Elle chercha l’adresse du club, la trouva, l’entra comme destination. Le moteur se coupa. La voix de synthèse de la voiture autonome dit dans l’habitacle :

– Vous avez demandé de vous rendre au club de sport Héraclès. Je dois malheureusement refuser.

Les époux se regardèrent. La voiture poursuivit :

– Vous venez de vous alimenter chez Richie’s. Il n’est pas bon de faire une séance de sport juste après un repas. Je vous suggère plutôt un après-midi cinéma.

Ils n’en revenaient pas. Qu’est-ce que c’était que cette mise à jour ?

– On a quand même le droit d’aller où on veut, non ? dit Patrick.

– Remarque, c’est vrai que ce n’est pas très bon de faire du sport juste après avoir mangé.

– Et alors ? Il suffit de la mettre en manuel et de conduire nous-mêmes.

Sandra n’avait pas l’air rassurée.

– Tu veux que je conduise ? lui demanda son mari.

– Tu as envie de conduire ?

– Honnêtement, non. On n’a pas acheté une voiture autonome pour conduire nous-mêmes, merde.

– Bon. Alors j’annule ?

– Oui, répondit-il en se massant les paupières. Oui, annule.

Il sortit s’acheter un autre cheeseburger pendant que Sandra scrutait les films à l’affiche sur l’écran de la voiture. Quand ils furent de retour à la maison, la voiture ayant daigné les y conduire, ils avaient mangé deux fois et dépensé trois fois plus que prévu.

*

Il ne fallut pas vingt-quatre heures pour que le constructeur automobile soit fustigé dans les médias. C’est sous la huée que le responsable de communication de la marque donna dès le lendemain des explications concernant leur fameuse mise à jour.

– Ils ont dit qu’il y avait deux types d’autonomie, répéta Sandra à Patrick le soir venu. L’autonomie opérationnelle et la décisionnelle.

Bien que persuadés de ne pas arriver à dormir, ils se préparaient un café à 19h00. Patrick tendit une tasse à sa femme, et demanda :

– Autrement dit, la voiture va prendre des décisions plutôt que de trouver un moyen de faire ce qu’on lui demande ?

– C’est ce qu’il a dit…

– Ce truc n’est en fonction que depuis hier, et on ne parle déjà plus que de ça. Au bureau, Rajesh est arrivé en retard. Sa voiture lui avait pris rendez-vous chez le dentiste toute seule. Pas moyen de la faire aller ailleurs.

– Et alors ?

– Eh bien Rajesh a pu s’excuser de son retard avec un beau sourire !

Sandra rit.

– Peut-être que ce n’est pas une mauvaise chose… On ne sait jamais quoi faire de toute manière, alors je serais d’avis de faire confiance à la machine.

– De toute façon, on n’a pas vraiment le choix. Pas envie de reconduire en pleine ville et de mourir de stress !

Mais même Sandra déchanta dans les semaines qui suivirent. Sa voiture autonome prenait des détours pour se rendre d’un point A à un point B : elle passait volontairement devant certains magasins et pas d’autres, ralentissait devant certaines affiches.

Sandra n’avait pas le temps de s’intéresser à la façon dont on pouvait bien corriger quoi que ce soit dans le fonctionnement du véhicule… Elle alla donc faire ses courses ailleurs, et acheta même un peu de lecture pour les trajets supplémentaires. La voiture s’en rendit compte, et après quelques jours seulement, éteignit d’elle-même la lumière intérieure à chaque passage devant un panneau publicitaire, pour forcer Sandra à lever les yeux de son livre. Cela finit par l’agacer, mais Patrick avait été converti à l’autonomie décisionnelle de la voiture avec un tel enthousiasme que Sandra avait fini par laisser tomber.

Patrick s’était remis au sport, un peu par la force des choses. Après l’avoir pesé grâce au siège, la voiture avait décidé de le conduire après le travail à la salle de sport. Se disant que cela devait certainement être une bonne chose, il avait déboursé le montant d’un abonnement sur-le-champ, et avait rapidement commencé à perdre du poids.

– La voiture prend soin de nous, tu avais raison, avait-il dit un soir à Sandra, fier de parvenir à passer la main entre son ventre et sa ceinture. Pour rien au monde je ne voudrais revenir en arrière !

*

Une nuit, le couple fut réveillé par la voiture qui avait démarré dans le garage. Elle en avait ouvert la porte toute seule, et avait disparu. Comme des dizaines d’autres personnes en ville, cette nuit-là, ils appelèrent la police.

Après d’interminables échanges, ils laissèrent tomber : la voiture était de retour dans l’allée, elle alla se remettre en charge dans le garage et n’en bougea plus jusqu’au matin.

Il fallut attendre 09h00 pour apprendre que la marque avait filmé un flasmob impliquant cent-quarante voitures en pleine nuit, qui avaient toutes quitté leur foyer pour aller rouler à la campagne, formant un cortège aux mouvements soigneusement chorégraphiés.

– Ils auraient pu prévenir avant qu’on ne s’inquiète ! dit Sandra.

Patrick n’avait pas répondu, les yeux cernés, la tête penchée sur le côté, encore embrumé après la nuit exécrable qu’ils venaient de passer.

– Tu sais quoi, chérie ? Prends la voiture aujourd’hui si ça te fait plaisir. Je sais que c’est mon jour, mais je crois que je vais aller travailler à pied.

– À pied ? Mais tu en as pour au moins une heure !

– De toute façon, si la voiture sent que je suis trop fatigué, elle va ralentir toute seule pour allonger mon trajet, et donc ma sieste, et j’arriverai en retard quand même. Là, honnêtement, j’ai besoin d’une pause.

C’est donc Sandra qui prit la voiture ce matin-là.

Patrick n’arriva pas à déterminer s’il appréciait son autonomie retrouvée. Les premières choses auxquelles il fut confronté furent tout ce que la voiture lui apportait et dont il ne bénéficiait pas à cet instant. Néanmoins, lorsqu’il arriva au bureau en sueur, il en éprouva une forme de satisfaction qu’il n’avait pas connue depuis longtemps. Le sermon de la patronne le ramena cependant sur terre. Il savait que le lendemain, il reprendrait la voiture.

La journée se déroula normalement, jusqu’à ce que Patrick reçoive un appel de son épouse.

– Tout va bien ?

La voix de Sandra n’était pas normale. Elle avait l’air paniquée. Avant qu’elle n’ait eu le temps de répondre, Patrick demanda encore :

– Tu as eu un accident ?

– Non, non. Je vais bien. Mais je vais avoir besoin que ce soit toi qui viennes me chercher.

– Mais… c’est toi qui as la voiture !

– Justement. Je suis coincée.

– Coincée ? Comment ça, coincée ?

– On a piégé la voiture.

Le cœur de Patrick manqua un battement.

– Quoi ?

– Non… ne t’inquiète pas… attends.

Elle lui envoya une photo. Sur le tarmac, des types avaient peint deux lignes autour de plusieurs voitures garées, qu’ils avaient encerclées. D’abord une série de tirets blancs, appliqués au pinceau ou au rouleau, puis une ligne continue. Les voitures autonomes, qui observaient tous les marquages, pouvaient donc les franchir dans un sens, mais pas dans l’autre. Elles étaient littéralement prises au piège par quelques coups de pinceau.

– Mais… tu ris ? s’étonna Sandra au téléphone.

Patrick s’excusa, mais il avait craint bien pire. Son collègue Rajesh s’était approché pour lui montrer l’une des vidéos que l’on commençait déjà à voir fleurir sur Internet. On y voyait une voiture autonome pénétrer une double ellipse peinte au sol en moins d’une minute, l’extérieure en pointillés, l’intérieure en trait continu. La voiture y entrait par le côté discontinu, puis restait bloquée et refusait de sortir.

– Tu te fous de ma gueule, Patrick ?

– Non, non, assura le mari. J’essaie de comprendre comment te sortir de là.

À la fin de la vidéo, les propriétaires du véhicule avaient dû éteindre le moteur, sortir, et pousser la voiture hors de la zone de blocage. C’est ce que Patrick et Sandra durent faire le soir même, après qu’il ait pris le bus pour la rejoindre. Heureusement, il avait repris le sport !

*

Un collectif d’activistes altermondialistes s’était mis en tête de saboter l’ascension de l’autonomie des voitures. « On ne veut pas d’autonomie décisionnelle », disaient-ils. « Ni pour les drones tueurs, ni pour les voitures ! ».

Chaque nuit, des voitures garées dans la rue étaient ainsi encerclées au pinceau, incapables de franchir cette barrière, même en conduite manuelle. Les gens commencèrent à garder une brosse, un seau, du savon et un bidon d’eau dans le coffre pour nettoyer le tarmac le cas échéant, devant chez eux ou au travail. Le plus dangereux était les lignes tracées en plein carrefour, et qui empêchaient parfois de tourner, créant embouteillages et accidents.

Un soir, Patrick eut la mauvaise surprise de devoir nettoyer le sol autour de sa place de parking, au travail, avant de pouvoir rentrer chez lui. Il était plus de 20h00 quand il prit enfin la route. Assommé par l’exercice et la journée qui avait précédé, il s’endormit à moitié. Quand il vit qu’une voiture, sur sa droite, braquait subitement et s’apprêtait à lui rentrer dedans, il était déjà trop tard. Le choc fut intense, plus pour l’autre véhicule que pour le sien. Patrick s’en sortit sans trop de dégâts, mais dut appeler les secours pour l’autre conducteur : un jeune type, inconscient, qui s’avéra avoir eu la jambe cassée par le choc. L’ambulance prévenue, Patrick prit des photos. La route de l’autre voiture avait été barrée par une ligne blanche continue, tracée à la va-vite par un altermondialiste.

– Ces types sont quand même des malades, dit Sandra en refermant la porte derrière son mari et elle, au retour de l’hôpital.

– C’est sûr…

Patrick n’était pas sûr d’être d’accord. Certes il avait frôlé l’accident grave aujourd’hui, mais il s’en sortait indemne. Cela avait été un choc pour lui, figuré en plus de physique.

La journée du lendemain fut particulièrement peu productive pour lui. Il ne pensait qu’à une chose : terminer le travail pour aller faire quelques courses. Le moment enfin venu, il se rua dans le magasin de bricolage le plus proche, en bus. Sur le qui-vive, stressé à l’idée qu’on le reconnaisse, il se dépêcha de filer au rayon peinture acheter de la couleur, des pinceaux, et des protections. Il pensa un instant acheter d’autres choses pour ne pas paraître suspect, mais bon sang il ne s’agissait que de peinture, après tout !

La nuit tombée, Patrick attendit que Sandra s’endorme pour sortir du lit avec précaution. Il s’équipa dans le garage, enfilant tenue de protection et surchaussures. C’est dans cet accoutrement tout sauf discret qu’il sortit, pot de peinture à la main. Il trottina un moment, le cœur battant, ne se décidant pas sur la stratégie à adopter. Il finit par choisir une cible à deux rues de la sienne.

Regardant à gauche, puis à droite, Patrick tenta d’ouvrir le pot de peinture, sans succès.

« J’aurais dû prendre un tournevis ! » se dit-il.

Il essaya avec les doigts, se fit mal. Il tenta alors d’utiliser le manche du pinceau, sans plus de succès. En désespoir de cause, il cala l’interstice entre le couvercle et le bord du pot contre la bordure du rétroviseur de la voiture. Il força un petit peu… et l’alarme se déclencha. Patrick sursauta, lâcha le pot dont le couvercle sauta au moment du choc sur le sol, l’aspergeant au passage.

« Merde ! ».

Il fila à toute allure, abandonnant le reste de couleur sur place. Au coin de sa rue, il ôta les surchaussures et la tenue de protection, les fourra dans une poubelle. Il avait laissé des traces jusque là, autant empêcher que ça ne continue jusqu’à sa porte !

Patrick se déshabilla dans le garage. Le bas de son pantalon était foutu, mais il n’avait pas de peinture sur la peau. Couvert de transpiration, il retourna se faufiler dans son lit sans prendre de douche, et ne s’endormit que lorsqu’il parvint à se calmer.

*

Le matin venu, Patrick n’avait qu’une envie : parler de son excursion nocturne à sa femme. L’expérience avait totalement raté, mais elle lui avait fait réaliser une chose :il ne voulait pas continuer sur la voie traditionnelle. Il voulait tenter la vie sans voiture… et pourquoi pas en piéger une ou deux à la nuit tombée.

Sa bouffée d’instinct rebelle retomba lorsqu’il vit que Sandra lisait la brochure de présentation des nouveaux modèles de voiture, en buvant son café.

– Des nouvelles du garage ? demanda-t-il.

– Oui… elle est foutue. L’assurance ne couvrira pas les dégâts. C’est pour ça que je regarde les neuves !

Il soupira. L’achat d’un véhicule neuf représentait une très grosse dépense.

Patrick se servit une tasse et s’assit. Il savait que Sandra n’aimait plus la conduite depuis que l’autonomie était passée de procédurale à décisionnelle. Elle avait fait des efforts face à son enthousiasme à lui, mais cet enthousiasme s’était envolé avec l’accident.

Il allait lui dire. Il allait lui dire qu’ils feraient autrement, qu’ils apprendraient à se débrouiller, qu’ils se rebelleraient, qu’ils iraient à pied au travail, ou n’importe où ailleurs en bus, et qu’ainsi ils redeviendraient véritablement autonomes. Par où commencer ? Par sa sortie nocturne d’altermondialiste du dimanche, évidemment.

– Chérie ?

– Attends…

Son épouse monta le son de la radio, l’air grave. Six personnes étaient mortes la nuit dernière, écrasées par des voitures autonomes. Trois autres étaient dans un état grave. Tous avaient tenté d’encercler des véhicules à la peinture. On attendait la réaction du représentant de la marque pour savoir si oui ou non la dernière mise à jour incorporait un système de défense.

Patrick déglutit. S’il n’avait pas oublié son tournevis la veille, il serait peut-être mort ce matin. Le constructeur ne plaisantait pas. On savait très bien que les minerais nécessaires à la conception des batteries étaient couverts de sang, alors faire couler quelques gouttes supplémentaires pour assurer le confort des usagers… Ils nieraient, bien sûr, ou crieraient au bug, au programmeur incompétent qu’on licencierait. Mais on ne pesait pas trois milliards en bourse avec des erreurs de code et des informaticiens incompétents. Ces gens savaient ce qu’ils faisaient. Il ne fallait pas déranger, surtout pas. Il fallait rester dans le rang. Aller où on dirait, faire comme on dirait.

– Tu voulais me dire quelque chose ?

Patrick ne répondit rien, l’espace d’une seconde. Retrouvant ses esprits, il demanda enfin :

– Tu as déjà une idée pour la couleur ?


Partagez votre amour

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *