Au rouge · #45/52

Le contrôle accru de la santé par la République a permis d’augmenter l’espérance de vie des humains de vingt ans. Olivier, lui, est une valeur aberrante au milieu de ses compatriotes sveltes et uniformes, et pour cause : il est l’un des derniers obèses de la planète.


Les sièges du train magnétique avaient toujours été trop étroits pour Olivier, aussi loin qu’il se souvienne. Enfant, déjà, sur les bancs de l’école, on lui avait fait comprendre qu’il prenait trop de place, lui, le gros.

Dans le wagon, les légères vibrations de l’appareil couvraient à peine les murmures des gens. Tous minces, sveltes, la plupart portaient l’accoutrement conforme de la République dans sa taille unique. Certains d’entre eux n’avaient jamais vu quelqu’un d’aussi imposant de leur vie.

– C’est un costume, ou c’est vraiment son corps ?

– Je crois que c’est son corps…

– C’est horrible !

À plus de cinquante ans, Olivier avait aussi droit à d’autres réactions, de plus en plus fréquentes. Le train arrivait en gare et il attendait que la plupart des passagers soient partis pour se lever. Un jeune homme s’approcha :

– Excusez-moi, c’est possible que je vous aie vu sur Vicom ?

– Oui.

Accepter qu’on tourne ce reportage sur lui avait été la pire idée d’Olivier.

– Est-ce que je peux faire une photo avec vous ?

– Non, pas de photo s’il vous plaît.

Le jeune fronça les sourcils et s’éloigna sans un mot de plus, offusqué par les caprices de cette star hors normes. Olivier le vit dix secondes plus tard sur le quai prendre une photo à travers la vitre du train.

Qu’allait-il dire, ce garçon, en rentrant chez lui ? qu’il avait croisé le dernier gros de la planète ? le gros des vidéos sur Vicom ? Raconterait-il qu’il faisait pencher le train pour rajouter un peu de saveur à son histoire ?

Olivier s’extirpa du véhicule. Sur le quai, il marqua une pause, à bout de souffle. Autour de lui, les passagers le contournaient pour filer vers la sortie, certains après avoir déplié leur mode de transport solo.

Un employé de la gare qui l’avait repéré, immobile, s’avança vers lui.

– Vous ne pouvez pas rester là, monsieur. Il faut avancer. Monsieur ?

Olivier lui fit signe et mit péniblement son corps en branle. Il lui fallut quelques minutes pour rejoindre la zone de départ en autotaxi. Lorsqu’un des véhicules s’approcha de lui, à côté de la barrière, il posa la paume sur la vitre arrière pour faire contrôler son empreinte et prépayer. La portière resta néanmoins bloquée.

Taxi verrouillé ! annonçait un message clignotant sur le carreau. Vos indices de santé sont au rouge. Yel Autocab refuse de prendre la responsabilité de vous véhiculer. Prenez soin de vous, et à bientôt !

Si même les voitures autonomes le rejetaient, Olivier était condamné à prendre le bus. C’était un moyen de transport détestable, encore pire que le train. La porte était d’une étroitesse record que seuls les conformes pouvaient envisager de passer de front. Les sièges étaient fins et durs, et si petits qu’il en prenait deux à lui tout seul, au désespoir des autres passagers qui le fusillaient systématiquement du regard.

En quelques minutes, Olivier se retrouva dans cette situation qu’il haïssait tant. Il fallut près d’une demi-heure de trajet pour l’emmener au plus près de son point d’arrivée.

Olivier rentra dans une banque et fut invité par l’hôtomate à s’asseoir en salle d’attente. Il s’exécuta, sentant la sueur lui dégouliner dans le dos, montant est descendant dans les reliefs de son corps.

Quelles étaient les chances pour qu’on lui accorde un prêt hypothécaire ? À peu près aucune. C’était la huitième banque qu’il visitait, et les sept premiers accueils qu’on lui avait réservés lui avaient pratiquement fait perdre tout espoir. Les choses se passaient toujours de la même manière : les banques exigeaient d’accéder à une partie des données médicales de leur client. Quand Olivier présentait son empreinte, tous les voyants passaient au rouge.

– Mais monsieur, cela va être compliqué de vous octroyer un prêt sans que vous ne fassiez contrôler régulièrement votre état de santé !

– Je ne suis pas affilié au contrôle sanitaire républicain.

– Vous n’êtes…

Tous les banquiers ouvraient des yeux ronds quand il leur révélait cette information. Le dernier en date, café à la main, avait failli s’étrangler.

– Enfin, monsieur, le CSR a prolongé notre espérance de vie de vingt ans !

– Oui, mais je ne veux pas que mes informations médicales soient utilisées pour contrôler les loisirs auxquels j’aurai accès, ce que je peux commander comme nourriture…

– Le problème, lui avait-on répondu avec plus ou moins de tact, c’est que le CSR contrôle aussi ce que vous pouvez obtenir comme prêt… Sans un effort sur votre santé, vous ne serez jamais propriétaire.

Lecture papier, monsieur ?

L’hôtomate était arrivé si silencieusement qu’Olivier ne l’avait pas entendu. Il en avait sursauté. Les diodes jaunes au milieu du visage du robot le fixaient sans bouger.

– Hum, oui… imprimez-moi les informations les plus récentes.

D’une mince fente située au niveau du « torse », un billet en papier fin, fraîchement imprimé, sortit centimètre par centimètre.

– Ce sera tout, monsieur ?

– Quelle heure est-il ?

– 11h02, monsieur.

L’impression regroupait les informations parues à 11h00. Il aurait été difficile de faire plus frais.

– Ce sera tout, merci.

Le robot d’accueil s’en alla et Olivier commença à lire. Il faillit tomber de sa chaise à la première ligne.

« Vito Rabone est décédé ce matin à Milan à l’âge de cinquante-quatre ans. Ingénieur, businessman important mais discret, il était surtout connu du grand public pour être l’homme le plus gros du monde encore en vie dans un pays pourtant régi par la protection de la santé pour tous (cent-soixante-neuf kilos en 2183). Le record revient désormais à Olivier Wielders, manutentionnaire en arrêt maladie de cinquante-six ans, dont le dernier enregistrement de poids annonçait cent-quarante-huit kilos, et à qui nos confrères du média hybride Vicom ont consacré un reportage le mois dernier. Monsieur Wielders est également, à ce jour le dernier humain obèse (recensé). »

Olivier leva les yeux du papier. Dans la salle d’attente, ceux qui avaient de quoi suivre l’information ne le lâchaient pas des yeux. Sa photo n’était pas présente sur le billet, mais peut-être l’était-elle ailleurs.

– Monsieur Wielders ?

S’il restait le moindre doute sur son identité, le banquier qui venait d’arriver s’était chargé de le dissiper.

Olivier se leva.

– Je vais y aller, ce n’est pas la peine.

– Mais… et notre rendez-vous ?

– Pour que vous me disiez encore que je n’aurai jamais rien, ce n’est pas la peine. Laissez-moi sortir.

– Désirez-vous une…

Olivier bouscula l’hôtomate qui tomba à la renverse. Hors de la banque, il se mit à courir comme il put sur quelques dizaines de mètres. Au milieu de ses compatriotes à la conformité assurée, c’était peut-être ce qu’il aurait pu faire de pire pour tenter de rester discret. Tout le monde l’observait. Les gens s’approchèrent, certains enfants le montraient du doigt.

Bien malgré lui, Olivier fut pris en photo sous tous les angles.

– On peut en faire une ensemble ?

– Une photo, s’il vous plaît !

– Olivier ! Olivier, une photo !

Titubant, l’homme fit un tour sur lui-même et se découvrit encerclé. Tous ces yeux, tous ces appareils braqués sur lui firent monter en lui une angoisse folle. Sous toutes ces optiques, le dernier obèse du monde s’écroula, inconscient.

*

– Sandrine, rappelez-moi les rendez-vous de la semaine, s’il vous plaît.

La voix de synthèse de la voiture répondit :

– Oui, monsieur Wielders.

Installé dans sa voiture privée, lunettes de soleil sur le nez, Olivier se détendit.

– Cet après-midi, tournage de la publicité pour Maze.

– C’est la marque de boissons, c’est ça ?

– Oui. Ce soir, plateau Vicom. Demain, publicité toute la journée pour Wepool, la marque de piscines.

– Vous leur avez dit que je n’arriverai pas à sauter ?

– Oui, je les ai eus au téléphone hier, ils ont dit que vous laisser tomber conviendrait très bien.

– Parfait.

– Et vendredi, jeu Vicom retransmis à la télévision.

– Ça amusera les vieux qui la regardent encore.

En cinq ans, le quotidien d’Olivier s’était transformé. Devenir le dernier obèse de la planète avait fait de lui une star, et il en profitait dans autant de pays que possible. Il avait davantage voyagé ces dernières années que dans toute sa vie.

Olivier passa l’après-midi devant des spots éblouissants, un verre à la main, chemise à fleurs sur le dos, chapeau de paille sur la tête.

Éreinté lorsqu’il rentra chez lui ce soir-là, il se servit un verre d’eau, lança le chapeau à travers la pièce et déboutonna sa chemise. Dans son nouvel appartement, le décor était plongé dans l’ombre. Les silhouettes de machines encombrantes se découpaient dans la semi-obscurité. Olivier s’assit sur son banc de musculation préféré et dans son dos, il dégrafa l’épaisse ceinture rembourrée qu’il portait. Enfin un peu de fraîcheur ! Un tour à la salle de bain lui apprit qu’il avait encore perdu deux kilos. Cela faisait vingt-cinq en tout. Il se gratta le visage pour en détacher la prothèse en latex qu’il fixait chaque matin minutieusement. L’homme dans le miroir lui adressa un sourire malicieux.


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